HAKIM BEY
ZONE AUTONOME TEMPORAIRE
Selon les voeux de
l'auteur et de l'éditeur, le texte original peut être librement piraté
et reproduit, sous réserves d'information préalable auprès de l'éditeur.
Il n'en va plus exactement de même de cette traduction française, mais
presque...
Première édition française, mai 1997, Éditions de l'Éclat, Paris.
La TAZ (Temporary Autonomous Zone), ou Zone Autonome
Temporaire, ne se définit pas. Des "Utopies pirates" du XVIIIe au réseau
planétaire du XXIe siècle, elle se manifeste à qui sait la voir,
"apparaissant-disparaissant" pour mieux échapper aux Arpenteurs de
l'Etat. Elle occupe provisoirement un territoire, dans l'espace, le
temps ou l'imaginaire, et se dissout dès lors qu'il est répertorié. La
TAZ fuit les TAZs affichées, les espaces "concédés" à la liberté : elle
prend d'assaut, et retourne à l'invisible. Elle est une "insurrection"
hors le Temps et l'Histoire, une tactique de la disparition.
Le terme s'est répandu dans les milieux internationaux de la
"cyber-culture", au point de passer dans le langage courant, avec son
lot obligé de méprises et de contresens.
La TAZ ne peut exister qu'en préservant un certain anonymat ;
comme son auteur, Hakim Bey, dont les articles "apparaissent" ici et là,
libres de droits, sous forme de livre ou sur le Net, mouvants,
contradictoires, mais pointant toujours quelques routes pour les
caravanes de la pensée.
traduit de l'anglais
par
Christine Tréguier avec l'assistance
de
Peter Lamia & Aude Latarget
le texte original a été publié en 1991
par
Autonomedia
POB568 Williamsburgh Station
Brooklyn, NY11211-0568USA
sous le titre :
T.A.Z.The Temporary Autonomous Zone.Ontological Anarchy, Poetic Terrorism.
Le livre comprenait également d'autres essais plus anciens d'Hakim Bey, qui ne sont pas reproduits ici.
SOMMAIRE
Utopies Pirates
En attendant la Révolution
Psychotopologie de la vie quotidienne
Le Net et le Web
« Partis pour Croatan»
La Musique comme Principe d'organisation
La Volonté du Puissance comme Disparition
Des trous-à-rats dans la Babylone de l'Information
Annexe I
Annexe II
Annexe III
Notes
« ... Cette fois-ci, pourtant, je viens en tant que Dionysos victorieux, qui va mettre le monde en vacances ... Mais je n'ai pas beaucoup de temps.» F. Nietzsche (dans sa dernière lettre "folle" à Cosima Wagner).
Utopies pirates
Au XVIIIe siècle, les pirates et les corsaires créèrent un
«réseau d'information» à l'échelle du globe: bien que primitif et conçu
essentiellement pour le commerce, ce réseau fonctionna toutefois
admirablement. Il était constellé d'îles et de caches lointaines où les
bateaux pouvaient s'approvisionner en eau et nourriture et échanger leur
butin contre des produits de luxe ou de première nécessité. Certaines
de ces îles abritaient des «communautés intentionnelles», des
micro-sociétés vivant délibérément hors-la-loi et bien déterminées à le
rester, ne fût-ce que pour une vie brève, mais joyeuse.
Il y a quelques années, j'ai examiné pas mal de documents
secondaires sur la piraterie, dans l'espoir de trouver une étude sur ces
enclaves - mais il semble qu'aucun historien ne les ait trouvées dignes
d'être étudiées (William Burroughs et l'anarchiste britannique Larry
Law en font mention - mais aucune étude systématique n'a jamais été
réalisée). J'en revins donc aux sources premières et élaborai ma propre
théorie. Cet essai en expose certains aspects. J'appelle ces colonies
des «Utopies Pirates».
Récemment Bruce Sterling, un des chefs de file de la littérature
Cyberpunk, a publié un roman situé dans un futur proche. Il est fondé
sur l'hypothèse que le déclin des systèmes politiques générera une
prolifération décentralisée de modes de vie expérimentaux:
méga-entreprises aux mains des ouvriers, enclaves indépendantes
spécialisées dans le piratage de données, enclaves socio-démocrates
vertes, enclaves Zéro-travail, zones anarchistes libérées, etc.
L'économie de l'information qui supporte cette diversité est appelée le
Réseau; les enclaves sont les Iles en Réseau (et c'est aussi le titre du
livre en anglais: Islands in the Net).
Les Assassins du Moyen Âge fondèrent un «État» qui consistait en
un réseau de vallées de montagnes isolées et de châteaux séparés par des
milliers de kilomètres. Cet État était stratégiquement imprenable,
alimenté par les informations de ses agents secrets, en guerre avec tous
les gouvernements, et son seul objectif était la connaissance. La
technologie moderne et ses satellites espions donnent à ce genre
d'autonomie le goût d'un rêve romantique. Finies les îles pirates! Dans
l'avenir, cette même technologie - libérée de tout contrôle politique -
rendrait possible tout un monde de zones autonomes. Mais pour le moment
ce concept reste de la science-fiction - de la spéculation pure.
Nous qui vivons dans le présent, sommes-nous condamnés à ne
jamais vivre l'autonomie, à ne jamais être, pour un moment, sur une
parcelle de terre qui ait pour seule loi la liberté ? Devons-nous nous
contenter de la nostalgie du passé ou du futur? Devrons-nous attendre
que le monde entier soit libéré du joug politique, pour qu'un seul
d'entre nous puisse revendiquer de connaître la liberté? La logique et
le sentiment condamnent une telle supposition. La raison veut qu'on ne
puisse se battre pour ce qu'on ignore; et le coeur se révolte face à un
univers cruel, au point de faire peser de telles injustices sur notre
seule génération.
Dire : «Je ne serai pas libre tant que tous les humains (ou
toutes les créatures sensibles) ne seront pas libres» revient à nous
terrer dans une espèce de nirvana-stupeur, à abdiquer notre humanité, à
nous définir comme des perdants.
Je crois qu'en extrapolant à partir d'histoires d'«îles en
réseau», futures et passées, nous pourrions mettre en évidence le fait
qu'un certain type d'«enclave libre» est non seulement possible à notre
époque, mais qu'il existe déjà. Toutes mes recherches et mes
spéculations se sont cristallisées autour du concept de «zone autonome
temporaire» (en abrégé TAZ). En dépit de la force synthétisante
qu'exerce ce concept sur ma propre pensée, n'y voyez rien de plus qu'un
essai (une «tentative»), une suggestion, presque une fantaisie poétique.
Malgré l'enthousiasme ranteresque (1) de mon langage, je n'essaie pas de construire un dogme politique. En
fait, je me suis délibérément interdit de définir la TAZ - je me
contente de tourner autour du sujet en lançant des sondes exploratoires.
En fin de compte, la TAZ est quasiment auto-explicite. Si l'expression
devenait courante, elle serait comprise sans difficulté... comprise dans
l'action.
En attendant la Révolution.
Comment se fait-il que «le monde chaviré» parvient toujours à
se redresser? Pourquoi la réaction suit-elle toujours la révolution,
comme les saisons en Enfer?
Soulèvement, ou sa forme latine insurrectio, sont des mots
employés par les historiens pour qualifier des révolutions manquées -
des mouvements qui ne suivent pas la courbe prévue, la trajectoire
approuvée par le consensus: révolution, réaction, trahison, l'état
s'érige plus fort, et encore plus répressif - la roue tourne, l'histoire
recommence encore et toujours: lourde botte(2) éternellement posée sur le visage de l'humanité.
En ne se conformant pas à la courbe, le sous-lèvement suggère la
possibilité d'un mouvement extérieur et au-delà de la spirale hégélienne
de ce «progrès» qui n'est secrètement rien de plus qu'un cercle
vicieux. Surgo - soulever, lever. Insurgo - se soulever,
se lever. Une opération auto-référentielle. Un bootstrap. Un adieu à
cette malheureuse parodie du cercle karmique, à cette futilité
historique révolutionnaire. Le slogan «Révolution!» est passé de tocsin à
toxine, il est devenu un piège du destin, pseudo-gnostique et
pernicieux, un cauchemar où nous avons beau combattre, nous n'échappons
jamais au mauvais Éon, à cet État incube qui fait que, État après État,
chaque «paradis» est administré par encore un nouvel ange de l'enfer.
Si l'Histoire EST le «Temps», comme elle le prétend, alors le
soulèvement est un moment qui surgit de et en dehors du Temps, et viole
la «loi» de l'Histoire. Si l'État est l'Histoire, comme il le prétend,
alors l'insurrection est le moment interdit, la négation impardonnable
de la dialectique - grimper au mât pour sortir par le trou du toit (3), une manoeuvre de chaman qui s'exécute selon un «angle impossible» dans notre univers.
L'Histoire dit que la Révolution atteint la «permanence», ou tout
au moins une durée, alors que le soulèvement est «temporaire». Dans ce
sens, le soulèvement est comme une «expérience maximale», en opposition
avec le standard de la conscience ou de l'expérience «ordinaire». Les
soulèvements, comme les festivals, ne peuvent être quotidiens - sans
quoi ils ne seraient pas «non ordinaires». Mais de tels moments donnent
forme et sens à la totalité d'une vie. Le chaman revient - on ne peut
rester sur le toit éternellement - mais les choses ont changé, des
mouvements ou des intégrations ont eu lieu - une différence s'est faite.
Vous allez dire que ce n'est que le conseil du désespoir. Qu'en
est-il alors du rêve anarchiste, de l'état sans État, de la Commune, de
la zone autonome qui dure, d'une libre société, d'une libre culture ?
Allons-nous abandonner cet espoir pour un quelconque acte gratuit
existentialiste? Le propos n'est pas de changer la conscience mais de
changer le monde.
J'accepte cette juste critique. Je ferai cependant deux
commentaires: premièrement, la révolution n'a jamais abouti à la
réalisation de ce rêve. La vision naît au moment du soulèvement - mais
dès que la «Révolution» triomphe et que l'État revient, le rêve et
l'idéal sont déjà trahis. Je n'ai pas abandonné l'espoir ou même
l'attente d'un changement - mais je me méfie du mot Révolution.
Deuxièmement, même si l'on remplace l'approche révolutionnaire par un
concept d'insurrection s'épanouissant spontanément en culture
anarchiste, notre situation historique particulière n'est pas propice à
une si vaste entreprise. Un choc frontal avec l'État terminal, l'État de
l'information méga-entrepreneurial, l'empire du Spectacle et de la
Simulation, ne produirait absolument rien, si ce n'est quelques martyres
futiles. Ses fusils sont tous pointés sur nous, et nos pauvres armes ne
trouvent pour cible que l'hysteresis, la vacuité rigide, un Fantôme
capable d'étouffer la moindre étincelle dans ses ectoplasmes
d'information, une société de capitulation, réglée par l'image du Flic
et l'oeil absorbant de l'écran de télé.
Bref, nous ne cherchons pas à vendre la TAZ comme une fin
exclusive en soi, qui remplacerait toutes les autres formes
d'organisation, de tactiques et d'objectifs. Nous la recommandons parce
qu'elle peut apporter une amélioration propre au soulèvement, sans
nécessairement mener à la violence et au martyre. La TAZ est comme une
insurrection sans engagement direct contre l'État, une opération de
guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d'imagination) puis
se dissout, avant que l'État ne l'écrase, pour se reformer ailleurs dans
le temps ou l'espace. Puisque l'État est davantage concerné par la
Simulation que par la substance, la TAZ peut «occuper» ces zones
clandestinement et poursuivre en paix relative ses objectifs festifs
pendant quelque temps. Certaines petites TAZs ont peut-être duré des
vies entières, parce qu'elles passaient inaperçues, comme les enclaves
rurales Hillbillies au Sud des États-Unis - parce qu'elles n'ont jamais
croisé le champ du Spectacle, qu'elles ne se sont jamais risquées hors
de cette vie réelle qui reste invisible aux agents de la Simulation.
Babylone prend ses abstractions pour des réalités; la TAZ peut
précisément exister dans cette marge d'erreur. Initier une TAZ peut
impliquer des stratégies de violence et de défense, mais sa plus grande
force réside dans son invisibilité - l'État ne peut pas la reconnaître
parce que l'Histoire n'en a pas de définition. Dès que la TAZ est nommée
(représentée, médiatisée), elle doit disparaître, elle va disparaître,
laissant derrière elle une coquille vide, pour resurgir ailleurs, à
nouveau invisible puisqu'indéfinissable dans les termes du Spectacle. A
l'heure de l'État omniprésent, tout-puissant et en même temps lézardé de
fissures et de vides, la TAZ est une tactique parfaite. Et parce
qu'elle est un microcosme de ce «rêve anarchiste» d'une culture libre,
elle est, selon moi, la meilleure tactique pour atteindre cet objectif,
tout en faisant l'expérience de certains de ses bénéfices ici et
maintenant.
En résumé, le réalisme veut non seulement que nous cessions
d'attendre la «Révolution», mais aussi que nous cessions de tendre vers
elle, de la vouloir. «Soulèvement» - oui, aussi souvent que possible et
même au risque de la violence. Le spasme de l'État Simulé sera
«spectaculaire», mais dans la plupart des cas, la meilleure et la plus
radicale des tactiques sera de refuser l'engagement dans une violence
spectaculaire, de se retirer de l'aire de la simulation, de disparaître.
La TAZ est un campement d'ontologistes de la guérilla: frappez et
fuyez. Déplacez la tribu entière, même s'il ne s'agit que de données
sur le Réseau. La TAZ doit être capable de se défendre; mais l'«attaque»
et la «défense» devraient, si possible, éviter cette violence de l'État
qui n'a désormais plus de sens. L'attaque doit porter sur les
structures de contrôle, essentiellement sur les idées. La défense c'est
«l'invisibilité» - qui est un art martial -, et l'«invulnérabilité» -
qui est un art occulte dans les arts martiaux. La «machine de guerre
nomade» conquiert sans être remarquée et se déplace avant qu'on puisse
en tracer la carte. En ce qui concerne l'avenir, seul l'autonome peut
planifier, organiser, créer l'autonomie. C'est une opération de
bootstrap. La première étape est une sorte de satori - prendre
conscience que la TAZ commence par le simple acte d'en prendre
conscience.
(Voir annexe III, citation de Renzo Novatore).
Psychotopologie de la vie quotidienne
Le concept de la TAZ ressort en premier lieu d'une critique de la
Révolution et d'une appréciation de l'Insurrection, que la Révolution
considère d'ailleurs comme «faillite»; mais, pour nous, le soulèvement
représente une possibilité beaucoup plus intéressante, du point de vue
d'une psychologie de la libération, que toutes les révolutions
«réussies» des bourgeois, communistes, fascistes, etc.
La deuxième force motrice de la TAZ provient d'un développement
historique que j'appelle la «fermeture de la carte». La dernière
parcelle de Terre n'appartenant à aucun État-nation fut absorbée en
1899. Notre siècle est le premier sans terra incognita, sans une
frontière. La nationalité est le principe suprême qui gouverne le monde -
pas un récif des mers du Sud ne peut être laissé ouvert, pas une vallée
lointaine, pas même la Lune et les planètes. C'est l'apothéose du
«gangstérisme territorial». Pas un seul centimètre carré sur Terre qui
ne soit taxé et policé... en théorie.
La «carte» est une grille politique abstraite, une gigantesque
escroquerie renforcée par un conditionnement du type «carotte au bout du
bâton» de l'État «Expert», jusqu'à ce qu'elle devienne, pour la plupart
d'entre nous, le territoire - l'«Île de la Tortue» est devenue
l'«Amérique». Et pourtant puisque la carte est une abstraction, elle ne
peut pas couvrir la Terre à l'échelle 1:1. Des complexités fractales de
la géographie réelle, elle ne perçoit que des grilles dimensionnelles.
Les immensités cachées dans ses replis échappent à l'arpenteur. La carte
n'est pas exacte; la carte ne peut pas être exacte.
Donc - la Révolution est close, mais l'insurrectionisme est
ouvert. Pour le moment, nous concentrons nos forces sur des
«surtensions» temporaires, en évitant tout démêlé avec les «solutions
permanentes».
Mais si la carte est fermée, la zone autonome reste ouverte.
Métaphoriquement, elle émerge de la dimension fractale invisible pour la
cartographie du Contrôle. Ici, nous devrions introduire la notion de
psychotopologie (et topographie) comme «science» alternative à celle de
la surveillance et à la mise en carte étatique, à son «impérialisme
psychique». Seule la psychotopographie peut produire des cartes 1:1 de
la réalité, car seul l'esprit humain maîtrise la complexité nécessaire à
sa modélisation. Mais une carte 1:1, virtuellement identique au
territoire, ne peut pas contrôler celui-ci. Elle ne peut que suggérer,
au sens d'indiquer, certaines de ses caractéristiques. Nous recherchons
des «espaces» (géographiques, sociaux-culturels, imaginaires) capables
de s'épanouir en zones autonomes - et des espaces-temps durant lesquels
ces zones sont relativement ouvertes, soit du fait de la négligence de
l'État, soit qu'elles aient échappé aux arpenteurs ou pour quelqu'autre
raison encore. La psychotopologie est l'art du sourcier des TAZs
potentielles.
Cependant la clôture de la Révolution et de la carte du monde
n'est que la source négative de la TAZ. Il reste beaucoup à dire de ses
inspirations positives. La réaction seule ne peut fournir l'énergie
requise pour qu'une TAZ se «manifeste». Le soulèvement doit aussi être
pour quelque chose.
1. Tout d'abord, on peut parler d'une anthropologie naturelle de
la TAZ. La famille nucléaire est l'unité de base de la société de
consensus, mais pas celle de la TAZ. («Familles ! - je vous hais!
...possessions jalouses du bonheur !» Gide.) La famille nucléaire, avec
ses «misères oedipiennes», est une invention Néolithique, en réponse à
la pénurie et à la hiérarchie imposée par la «révolution agraire». Le
modèle Paléolithique est à la fois plus primaire et plus radical: la
bande. La bande typique de chasseurs/cueilleurs, nomade ou semi-nomade,
compte environ une cinquantaine d'individus. Dans les sociétés tribales
plus importantes, la structure de la bande se traduit par des clans à
l'intérieur de la tribu, ou par des regroupements tels que les sociétés
secrètes ou initiatiques, les sociétés de chasse ou de combat, les
sociétés d'hommes ou de femmes, les «républiques d'enfants» etc. Alors
que la famille nucléaire est issue de la pénurie (d'où son avarice), la
bande est issue de l'abondance - d'où sa prodigalité. La famille est
fermée par la génétique, par la possession par l'homme de la femme et
des enfants, par la totalité hiérarchique de la société agraire/
industrielle. La bande est ouverte - certes pas à tous mais, par
affinités électives, aux initiés liés par le pacte d'amour. La bande
n'appartient pas à une hiérarchie plus grande, mais fait plutôt partie
d'une structure horizontale de coutumes, de famille élargie, d'alliance
et de contrat, d'affinités spirituelles etc. (la société Amérindienne a
préservé certains de ces aspects jusqu'à aujourd'hui).
Dans notre société de Simulation post-spectaculaire plusieurs
forces sont à l'oeuvre - dans l'ombre - pour faire disparaître la
famille nucléaire et réinstaurer la bande. Les ruptures dans la
structure du Travail se ressentent dans la «stabilité» brisée de
l'unité-famille et de l'unité-foyer. La «bande» aujourd'hui inclut les
amis, les ex-conjoint(e)s et amants, les gens rencontrés dans les
différents boulots et fêtes, des groupes d'affinité, des réseaux
d'intérêts spécialisés, de correspondances, etc. La famille nucléaire
devient toujours plus évidemment un piège, un abîme culturel, une
implosion névrotique secrète d'atomes en fission; et la contre-stratégie
évidente émerge spontanément: la redécouverte quasi inconsciente de la
bande, plus archaïque et cependant plus post-industrielle.
2. La TAZ en tant que festival. Stephen Pearl Andrews proposa, comme image de la société anarchiste (cf. annexe III, 5),
le dîner, où toute structure d'autorité se dissout dans la convivialité
et la célébration. Ici nous pourrions également évoquer le concept des
sens comme base du devenir social de Fourier - le «tactrut» et la
«gastrosophie» - ainsi que son ode aux implications négligées du goût et
de l'odorat. Les anciens concepts de jubilé et de saturnales se fondent
sur l'intuition que certains événements échappent au «temps profane», à
l'Arpenteur de l'État et de l'Histoire. Ces jours de fête occupaient
littéralement des vides dans le calendrier, des intervalles
intercalaires. Au Moyen Âge, près d'un tiers de l'année était férié, et
il se pourrait que les luttes contre la réforme du calendrier aient
moins tenu aux «onze jours perdus» qu'à l'idée que la science impériale
conspirait à la disparition de ces espaces où la liberté du peuple avait
trouvé refuge - un coup d'état, un formatage de l'année, une saisie du
temps lui-même, transformant le cosmos organique en un univers réglé
comme une montre. La mort du festival.
Ceux qui participent à l'insurrection notent invariablement son
caractère festif, même au beau milieu de la lutte armée, du danger et du
risque. Le soulèvement est comme une saturnale détachée de son
intervalle intercalaire (ou qui a été forcée de le faire) et qui est
désormais libre de surgir n'importe où et n'importe quand. Libérée du
temps et du lieu, elle flaire cependant la maturité des événements, elle
est en résonance avec le genius loci ; la science de la psychotopologie
indique les «flux de forces» et les «points de puissance» (pour
emprunter des métaphores occultistes) qui permettent de localiser la TAZ
spatio-temporellement, ou du moins aident à définir sa relation au
temps et à l'espace.
Les médias nous invitent à «venir célébrer les moments de notre
vie» dans cette pseudo-unification de la marchandise et du spectacle, ce
fameux non-événement de la pure représentation. En réponse à cette
obscénité, nous disposons, d'une part de l'éventail du refus (illustré
par les Situationnistes, John Zerzan, Bob Black et alii), d'autre part
de l'émergence d'une culture de la fête, à l'écart et même ignorée des
organisateurs auto-proclamés de nos loisirs. «Se battre pour le droit à
la fête» n'est pas une parodie de la lutte radicale, mais une nouvelle
manifestation de celle-ci, en accord avec une époque qui offre la télé
et les téléphones comme moyens «de tendre la main et de toucher»
d'autres êtres humains, comme moyens d'«Être Là!».
Pearl Andrews avait raison: le dîner est déjà «le germe d'une
société nouvelle en formation dans la coquille de l'ancienne» (Préambule
IWW)(4).
Le «rassemblement tribal» des années soixante, le conclave forestier
d'éco-saboteurs, le Beltane idyllique des néo-païens, les conférences
anarchistes, les cercles gays... les fêtes des années vingt à Harlem,
les clubs, les banquets, les pique-niques libertaires du bon vieux temps
- sont déjà, d'une certaine manière, des «zones libérées», des TAZs
potentielles. Qu'elle soit accessible à quelques amis, comme le dîner,
ou à des milliers de célébrants, comme un Be-in, la fête est
toujours «ouverte» parce qu'elle n'est pas «ordonnée»; elle peut être
planifiée, mais si rien ne se passe, elle échoue. La spontanéité est un
élément crucial.
L'essence de la fête c'est le face-à-face: un groupe d'humains
mettent en commun leurs efforts pour réaliser leurs désirs mutuels -
soit pour bien manger, trinquer, danser, converser - tous les arts de la
vie, y compris le plaisir érotique; soit pour créer une oeuvre commune,
ou rechercher la béatitude même - bref, une «union des égoïstes» (comme
l'a définie Stirner) sous sa forme la plus simple - ou encore, selon
les termes de Kropotkine, la pulsion biologique de base pour l'«entraide
mutuelle». (Il faudrait aussi mentionner ici «l'économie de l'excès» de
Bataille et sa théorie d'une culture de potlatch.)
3. Le concept de nomadisme psychique (ou, comme nous l'appelons
par plaisanterie, «cosmopolitisme sans racine») est vital dans la
formation de la TAZ. Certains aspects de ce phénomène ont été discutés
par Deleuze et Guattari dans Nomadology and the War Machine, par Lyotard
dans Driftworks et par différents auteurs dans le numéro «Oasis» de la
revue Semiotext(e). Nous préférons ici le terme de «nomadisme
psychique» à ceux de «nomadisme urbain», de «nomadologie» ou de
«driftwork» etc., dans le simple but de relier toutes ces notions en un
seul ensemble flou à étudier à la lumière de l'émergence de la TAZ.
«La mort de Dieu» et, d'une certaine façon, le dé-centrage du
projet «Européen» tout entier, a ouvert une vision du monde
post-idéologique, multi-perspectives, capable de se déplacer «sans
racine» de la philosophie au mythe tribal, des sciences naturelles au
Taoïsme - capable de voir, pour la première fois, comme à travers les
yeux d'un insecte doré, où chaque facette reflète un tout autre monde.
Mais cette vision a un prix: devoir habiter une époque où la
vitesse et le «fétichisme de la marchandise» ont créé une fausse unité
tyrannique qui tend à brouiller toute individualité et toute diversité
culturelle, pour qu'«un endroit en vale un autre». Ce paradoxe crée des
«gitans», des voyageurs psychiques poussés par le désir et la curiosité,
des errants à la loyauté superficielle (en fait déloyaux envers le
«Projet Européen» qui a perdu son charme et sa vitalité); détachés de
tout temps et tout lieu, à la recherche de la diversité et de
l'aventure... Cette description englobe non seulement toutes les classes
d'artistes et d'intellectuels, mais aussi les travailleur émigrés, les
réfugiés, les SDFs, les touristes, la culture des Rainbow Voyagers et du
mobile-Home, ou ceux qui «voyagent» à travers le Net et qui ne quittent
peut-être jamais leur chambre (ou ceux qui, comme Thoreau, «ont
beaucoup voyagé - en Concord(5)»);
elle inclut finalement «tout le monde», nous tous, vivant avec nos
autos, nos vacances, nos télés, nos bouquins, nos films, nos téléphones,
nos boulots et nos styles de vies qui changent, nos religions, nos
régimes, etc.
Le nomadisme psychique en tant que tactique, ce que Deleuze et
Guattari appelaient métaphoriquement «la machine de guerre», déplace le
paradoxe d'un mode passif à un mode actif, voire même «violent». Les
râles et l'agonie de Dieu sur son lit de mort durent depuis si longtemps
- sous la forme du Capitalisme, du Fascisme et du Communisme par
exemple - que les commandos post-bakounistes-post-nietzschéens et les
apaches (les «ennemis» au sens littéral) du vieux Consensus doivent
continuer à pratiquer massivement la «destruction créatrice». Ces
nomades adeptes de la razzia, sont des corsaires, des virus; ils ont à
la fois un besoin et un désir de TAZs, de campements de tentes noires
sous les étoiles du désert, d'interzones, d'oasis fortifiées cachées le
long des routes secrètes des caravanes, de pans de jungle «libérés», de
lieux où l'on ne va pas, de marchés noirs et de bazars underground.
Ces nomades tracent leur route grâce à d'étranges étoiles qui
pourraient être des amas lumineux de données dans le Cyberspace ou
peut-être des hallucinations. Prenez une carte du territoire, superposez
le tracé des changements politiques, posez là-dessus une carte du Net -
et plus particulièrement du contre-Net avec son emphase sur les flux
d'information et les logistiques clandestines - et enfin, par-dessus, la
carte à l'échelle 1:1 de l'imagination créatrice, de l'esthétique et
des valeurs. La grille ainsi obtenue prend vie, animée de tourbillons et
d'afflux d'énergie, de coagulations de lumière, de passages secrets, de
surprises.
Le Net et le Web
L'autre facteur contribuant à l'émergence de la TAZ est si vaste et si ambigu, qu'il nécessite un chapitre à lui seul.
Nous avons parlé du Net, qui peut être défini comme la totalité
des transferts d'information et de communication. Certains de ces
transferts sont privilégiés et limités à quelques élites, ce qui donne
au Net un aspect hiérarchique. D'autres transactions sont ouvertes à
tous, et le Net a aussi un aspect horizontal, non hiérarchique. Les
données de l'Armée et de la Sécurité sont d'accès restreint, tout comme
les informations bancaires, boursières et autres. Mais dans l'ensemble,
le téléphone, le courrier, les bases de données publiques etc. sont
accessibles à tous. Ainsi à l'intérieur même du Net émerge une sorte de
contre-Net, que nous appellerons le Web (comme si le Net était un filet
de pêche, et le Web des toiles d'araignées tissées dans les interstices
et les failles du Net). En général nous utiliserons le terme Web pour
désigner la structure d'échange d'information horizontale et ouverte, le
réseau non hiérarchique; et nous réserverons le terme de contre-Net
pour parler de l'usage clandestin, illégal et rebelle du Web, piratage
de données et autres formes de parasitage. Net, Web et contre-Net
relèvent du même modèle global, ils se confondent en d'innombrables
points. Les termes choisis ne visent pas à définir des zones
particulières mais à suggérer des tendances.
(Digression : avant de condamner le Web ou le contre-Net pour son
«parasitisme», qui ne constituera jamais une vraie force
révolutionnaire, demandez-vous ce que signifie la «production» à l'Âge
de la Simulation. Quelle est la «classe productive»? Peut-être
serez-vous forcés d'admettre que ces termes ont perdu leur
signification. Les réponses sont en tout cas si complexes, que la TAZ a
tendance à les ignorer toutes pour ne retenir que ce qu'elle peut
utiliser. «La Culture est notre Nature», et nous sommes les
chasseurs/cueilleurs du monde de la TechnoCom.)
Les formes actuelles du Web non officiel, sont, on doit le
supposer, encore assez primitives: fanzines marginaux, BBSs, logiciels
pirates, hacking et piratage téléphonique, une certaine influence sur la
presse et la radio, quasiment aucune sur les autres grands médias - pas
de station-télé, pas de satellite, pas de câble ou de fibre optique
etc. Pourtant le Net est en lui-même un nouveau modèle de relations
évolutives entre les sujets - les «utilisateurs» - et les objets - «les
données». De McLuhan à Virilio, on a exploré avec exhaustivité la nature
de ces relations. Cela prendrait des pages et des pages pour
«démontrer» ce qu'aujourd'hui «chacun sait». Au lieu de remâcher tout
cela, je préfère me demander en quoi ces relations évolutives suggèrent
des modes d'implémentation pour la TAZ.
La TAZ occupe un lieu temporaire, mais actuel dans le temps et
dans l'espace. Toutefois, elle doit être aussi clairement «localisée»
sur le Web, qui est d'une nature différente, virtuel et non actuel,
instantané et non immédiat. Le Web offre non seulement un support
logistique à la TAZ, mais il lui permet également d'exister;
sommairement parlant, on peut dire que la TAZ «existe» aussi bien dans
le «monde réel» que dans l'«espace d'information». Le Web compresse le
temps - les données - en un «espace» infinitésimal. Nous avons remarqué
que le caractère temporaire de la TAZ la prive des avantages de la
liberté, laquelle connaît la durée et la notion de lieu plus ou moins
fixe. Mais le Web offre une sorte de substitut; dès son commencement, il
peut «informer» la TAZ par des données «subtilisées» qui représentent
d'importante quantités de temps et d'espace compactés.
Compte tenu de son évolution et de nos désirs de sensualité et de
«face-à-face», nous devons considérer le Web avant tout comme un
support, un système capable de véhiculer de l'information d'une TAZ à
l'autre, de la défendre en la rendant «invisible», voire de lui donner
de quoi mordre si nécessaire. Mais plus encore, si la TAZ est un
campement nomade, alors le Web est le pourvoyeur des chants épiques, des
généalogies et des légendes de la tribu; il a en mémoire les routes
secrètes des caravanes et les chemins d'embuscade qui assurent la
fluidité de l'économie tribale; il contient même certaines des routes à
suivre et certains rêves qui seront vécus comme autant de signes et
d'augures.
L'existence du Web ne dépend d'aucune technologie informatique.
Le langage parlé, le courrier, les fanzines marginaux, les «liens
téléphoniques» suffisent déjà au développement d'un travail
d'information en réseau. La clé n'est pas le niveau ou la nouveauté
technologique, mais l'ouverture et l'horizontalité de la structure.
Néanmoins le concept même du Net implique l'utilisation d'ordinateurs.
Dans l'imaginaire de la science-fiction, le Net aspire à la condition de
Cyberespace (comme dans Tron ou Le Neuromancien) et à la
pseudo-télépathie de la «réalité virtuelle». En bon fan du Cyberpunk, je
suis convaincu que le Reality hacking(6) jouera
un rôle majeur dans la création des TAZs. Comme Gibson et Sterling, je
ne pense pas que le Net officiel parviendra un jour à interrompre le Web
ou le contre-Net. Le piratage de données, les transmissions non
autorisées et le libre-flux de l'information ne peuvent être arrêtés.
(En fait la théorie du chaos, telle que je la comprends, prédit
l'impossibilité de tout Système de Contrôle universel.)
Indépendamment de toute spéculation sur l'avenir, nous devons
nous confronter à de sérieuses questions concernant le Web et la
technologie qu'il implique. La TAZ veut avant tout éviter la médiation.
Elle expérimente son existence dans l'immédiat. L'essence même de
l'affaire est «poitrine-contre-poitrine», comme disent les soufis, ou
«face-à-face». Mais... mais : l'essence même du Web est la médiation.
Les machines sont nos ambassadeurs - la chair n'est plus de mise, sauf
comme terminal, avec toutes les connotations sinistres du terme.
La TAZ pourrait peut-être trouver son propre espace en intégrant
deux attitudes apparemment contradictoires à l'égard de la Haute
Technologie et de son apothéose, le Net:
(1) ce que nous pourrions appeler la position Fifth Estate/Néo-paléolithique/Post-situ/ Ultra-Verte, qui se définit elle-même comme un argument luddite(7) contre la médiation et contre le Net; et
(2) les utopistes Cyberpunk, les futuro-libertaires, les
Reality Hackers et leurs alliés, qui voient le Net comme une avancée
dans l'évolution et croient que tout éventuel effet nuisible de la
médiation peut être dépassé - du moins, une fois les moyens de
production libérés.
La TAZ est en accord avec les hackers puisqu'elle veut devenir -
en partie - par le Net, et même par la médiation du Net. Mais elle est
également proche des Verts puisqu'elle entend préserver une intense
conscience du soi comme corps et n'éprouve que révulsion pour la
Cybergnose, cette tentative de transcendance du corps par
l'instantanéité et la simulation. La TAZ tend à voir cette dichotomie
Techno/anti-Techno comme trompeuse, comme la plupart des dichotomies, où
les oppositions apparentes s'avèrent être des falsifications ou même
des hallucinations sémantiques. Ceci pour dire que la TAZ veut vivre
dans ce monde, et non dans l'idée de quelqu'autre monde visionnaire, né
d'une fausse unification (tout vert ou tout métal) qui n'est peut être
qu'un autre rêve jamais réalisé (ou comme disait Alice: «Confiture hier,
confiture demain, mais jamais confiture aujourd'hui.»).
La TAZ est «utopique» dans le sens où elle croit en une
intensification du quotidien ou, comme auraient dit les Surréalistes,
une pénétration du Merveilleux dans la vie. Mais elle ne peut pas être
utopique au vrai sens du mot, nulle part, ou en un lieu-sans-lieu. La
TAZ est quelque part. Elle existe à l'intersection de nombreuses forces,
comme quelque point de puissance païen à la jonction de mystérieuses
lignes de forces, visibles pour l'adepte dans des fragments apparemment
disjoints de terrain, de paysage, des flux d'air et d'eau, des animaux.
Aujourd'hui les lignes ne sont pas toutes gravées dans le temps et
l'espace. Certaines n'existent qu'à «l'intérieur» du Web, bien qu'elles
croisent aussi des lieux et des temps réels. Certaines sont peut-être
«non ordinaires», en ce sens qu'il n'existe aucune convention permettant
de les quantifier. Il serait sans doute plus aisé de les étudier à la
lumière de la science du chaos qu'à celle de la sociologie, des
statistiques, de l'économie etc. Les modèles de forces qui génèrent la
TAZ ont quelque chose de commun avec ces «attracteurs étranges» du
chaos, qui existent, pour ainsi dire, entre les dimensions.
Par nature, la TAZ se saisit de tous les moyens disponibles pour
se réaliser - elle naîtra aussi bien dans une grotte que dans une Cité
de l'Espace L5 - mais par-dessus tout, elle vivra, maintenant, ou dès
que possible, sous quelque forme suspecte ou délabrée, spontanément,
sans égard pour l'idéologie ou même l'anti-idéologie. Elle utilisera
l'ordinateur parce que l'ordinateur existe, mais elle se servira aussi
de pouvoirs qui sont si éloignés de l'aliénation ou de la simulation
qu'ils lui garantissent un certain paléolitisme psychique, un esprit
chamanique primordial qui «infectera» le Net lui-même (le vrai sens du
Cyberpunk tel que je le comprends). Parce que la TAZ est une
intensification, un surplus, un excès, un potlatch, la vie passée à
vivre plutôt qu'à simplement survivre (ce shibboleth pleurnichant des
années quatre-vingt), elle ne peut être définie ni par la Technologie ni
par l'anti-Technologie. Comme quiconque méprise l'ordre établi, elle se
contredit elle-même, parce qu'elle veut être, à tout prix, même au
détriment de la «perfection», de l'immobilité du final.
Dans l'Équation de Mandelbrot et sa traduction infographique,
nous voyons - dans un univers fractal - des cartes qui sont contenues et
en fait cachées dans d'autres cartes, qui sont elles-mêmes cachées dans
des cartes, qui sont dans des cartes etc. jusqu'aux limites de la
puissance de calcul. A quoi sert donc cette carte qui, dans un sens, est
à l'échelle de la dimension fractale? Que peut-on en faire, si ce n'est
admirer son élégance psychédélique?
Si nous devions imaginer une carte de l'information - une
projection cartographique de la totalité du Net - nous devrions y
inclure les marques du chaos, celles qui sont déjà visibles, par
exemple, dans les opérations de calcul parallèle complexe, les
télécommunications, les transferts d'«argent électronique», les virus,
la guérilla du hacking etc.
La représentation topographique de ces «zones» de chaos serait
similaire à l'Équation de Mandelbrot, contenues ou cachées dans la carte
comme les «péninsules» et qui semblent y «disparaître». Cette
«écriture» - dont une partie se volatilise et une partie s'auto-efface -
est le processus même qui compromet déjà le Net; incomplet, ultimement
non contrôlable. Autrement dit, l'équation de Mandelbrot, ou quelque
chose de semblable, pourrait s'avérer utile au «complot(8)»
pour l'émergence du contre-Net comme processus chaotique, pour une «
évolution créatrice» selon le terme de Prigogine. A défaut d'autre
chose, l'équation de Mandelbrot est une métaphore pour le «mapping» de
l'interface de la TAZ et du Net comme disparition de l'information.
Toute «catastrophe» à l'intérieur du Net est un noeud de pouvoir pour le
Web et le contre-Net. Le Net souffrira du chaos, tandis que le Web
pourrait s'en nourrir.
Soit par le simple piratage de données, soit par un développement
plus complexe du rapport réel au chaos, le hacker du Web, le
cybernéticien de la TAZ, trouveront le moyen de tirer avantage des
perturbations, des ruptures ou des crashs du Net (histoire de produire
de l'information à partir de «l'entropie»). En tant que bricoleur,
nécrophage de fragments d'information, contrebandier, maître chanteur,
peut-être même cyber-terroriste, le pirate de la TAZ oeuvrera à
l'évolution de connections fractales clandestines. Ces connections, et
l'information différente qui circule entre et parmi elles, formeront des
«dérivations de pouvoir» servant l'émergence de la TAZ elle-même - tout
comme on doit voler de l'électricité au monopole de l'énergie pour
éclairer une maison abandonnée, occupée par des squatters.
Le Web va donc parasiter le Net, afin de produire des situations
favorables à la TAZ - mais nous pourrions également concevoir cette
stratégie comme une tentative de construction d'un Net alternatif,
«libre», qui ne soit plus parasitaire et qui servira de base à une
«nouvelle société émergeant de la coquille de l'ancienne». Pratiquement,
le Contre-Net et la TAZ peuvent être considérés comme des fins en soi -
mais, théoriquement, ils peuvent aussi être perçus comme des formes de
lutte pour une réalité différente.
Ceci étant dit, admettons que l'ordinateur suscite quelques
inquiétudes, quelques questions toujours sans réponse, en particulier en
ce qui concerne l'Ordinateur Personnel [PC].
L'histoire des réseaux informatiques, des BBSs et des diverses
expérimentations de la démocratie électronique a été, jusqu'à
maintenant, essentiellement celle du hobbisme. Bien des anarchistes et
des libertaires ont une foi profonde dans le PC comme arme de libération
et d'auto-libération - mais n'ont pas de gains réels à montrer, pas de
liberté palpable.
J'éprouve peu d'intérêt pour une hypothétique classe
entrepreneuriale émergente de traiteurs de textes-et-données
indépendants, bientôt capable de développer une vaste industrie des
chaumières ou de réaliser à la pièce des boulots merdeux pour des
corporations et des bureaucraties variées. Qui plus est, il n'est pas
nécessaire d'être devin pour prédire que cette «classe» développera sa
sous-classe - une sorte de lumpen yuppetariat : des femmes au foyer, par
exemple, qui alimenteront leur famille avec des «revenus secondaires»
en transformant leur foyer en atelier électronique, petites dictatures
du Travail où le «patron» est un réseau informatique.
Je ne suis pas davantage impressionné par le type d'information
et de services proposés par les réseaux «radicaux» actuels. Il existe
quelque part, nous dit-on, une «économie de l'information». Peut-être.
Mais l'information échangée dans ces BBSs «alternatifs», semble se
limiter à du techno-blabla. Est-ce une économie? Ou plutôt un passe
temps pour enthousiastes? D'accord, les PCs ont engendré une autre
«révolution de l'imprimerie», d'accord, les réseaux marginaux évoluent,
d'accord, je peux désormais tenir six conversations téléphoniques en
même temps; mais quelle différence cela fait-il dans ma vie de tous les
jours?
Franchement, j'avais déjà accès à un tas de données pour enrichir
mes perceptions, que ce soit par les livres, les films, la télé, le
théâtre, le téléphone, la Poste, des états de conscience altérés etc.
Ai-je vraiment besoin d'un PC pour en obtenir encore plus? Vous m'offrez
de l'information secrète ? OK... c'est tentant, mais alors je demande
des secrets merveilleux et pas simplement des numéros rouges ou le
trivial des politiciens et des flics. Je veux surtout que l'ordinateur
m'offre des informations liées aux biens véritables - aux «bonnes choses
de la vie», comme le dit le Préambule IWW. Et puisque j'accuse ici les
hackers et les BBSers de rester dans un flou intellectuel, je dois
moi-même descendre des nuages baroques de la Théorie et de la Critique
et expliquer ce que j'entends par «biens véritables».
Disons que pour des raisons à la fois politiques et personnelles,
je désire une bonne nourriture, meilleure que celle que je peux obtenir
du Capitalisme, non polluée, encore bénie d'arômes forts et naturels.
Et pour compliquer le jeu, imaginons que la nourriture que je désire
ardemment soit illégale - par exemple du lait non pasteurisé ou encore
ce fruit cubain exquis, le mamey, qui ne peut pas être importé frais aux
États-Unis parce que sa graine est hallucinogène (du moins c'est ce
qu'on m'a dit). Je ne suis pas fermier. Disons que je suis importateur
de parfums et d'aphrodisiaques rares, et affinons le jeu en supposant
que la plus grande partie de mon stock est également illégal. Ou disons
que je veuille simplement échanger mes services en traitement de texte
contre quelques navets organiques, mais que je refuse de faire le
rapport de mes transactions au fisc (comme la loi m'y oblige, croyez-le
ou non!). Ou encore que je souhaite rencontrer d'autres êtres humains
pour des pratiques consensuelles, mais illégales, de plaisir mutuel (il y
a eu quelques tentatives, mais tous les BBSs pornos durs ont été
neutralisés - à quoi sert un underground avec une sécurité nulle ?). En
bref, supposons que j'en ai plein le dos de la pure information, du
fantôme dans la machine. Selon vous, les ordinateurs devraient déjà être
capables d'assouvir mes désirs de nourriture, de drogue, de sexe,
d'évasion fiscale. Soit! Mais alors pourquoi est-ce que ça ne se produit
pas?
La TAZ a été, est et sera, avec ou sans ordinateur. Mais le fait
qu'elle atteigne son plein potentiel est moins une question de
combustion spontanée qu'un phénomène d'«Iles sur le Net». Le Net, ou
plutôt le contre-Net, contient la promesse d'une TAZ intégrale, un plus
qui augmentera son potentiel, un «saut quantique» (bizarre comme cette
expression a fini par signifier un grand saut) dans la complexité et le
sens. La TAZ doit maintenant exister à l'intérieur d'un monde d'espace
pur, le monde des sens. Liminaire, évanescente même, la TAZ doit
combiner information et désir pour mener à bien son aventure (son «à
venir»), pour s'emplir jusqu'aux frontières de sa destinée, se saturer
de son propre devenir.
L'Ecole Néo-paléolithique a peut-être raison lorsqu'elle affirme
que toute forme d'aliénation et de médiation doit être détruite ou
abandonnée avant que nos buts ne soient atteints - ou encore, il se peut
que la véritable anarchie ne se réalisera que dans l'Espace, comme
l'affirment certains futuro-libertaires. Mais la TAZ ne se soucie guère
du «a été» ou du «sera». Elle s'intéresse aux résultats - raids réussis
sur la réalité consensuelle, échappées vers une vie plus intense et plus
abondante. Si l'ordinateur n'est pas utilisable pour ce projet, alors
il devra être rejeté. Pourtant, mon intuition me dit que le contre-Net
est déjà en gestation, qu'il existe peut-être déjà - mais je ne peux pas
le prouver. J'ai fondé la théorie de la TAZ en grande partie sur cette
intuition. Bien sûr le Web implique aussi des réseaux d'échange
non-informatisés comme le samizdat, le marché noir etc. - mais le vrai
potentiel de la mise en réseau non hiérarchique de l'information désigne
l'ordinateur comme l'outil par excellence. Maintenant j'attends que les
hackers me prouvent que j'ai raison, que mon intuition est bonne. Alors
où sont mes navets?
«Partis pour Croatan».
Nous n'avons aucune envie de définir la TAZ ou d'élaborer des
dogmes sur la manière dont elle doit être créée. Nous nous contentons de
dire qu'elle a été, qu'elle sera et qu'elle est en devenir. Il serait
alors plus intéressant et plus utile d'examiner quelques TAZs passées et
présentes, et d'envisager ses manifestations futures; en évoquant
quelques prototypes, nous pourrions être à même d'apprécier l'étendue
possible de l'ensemble, et d'apercevoir éventuellement un «archétype».
Abandonnant toute tentative d'encyclopédisme, nous adopterons une
technique d'éparpillement, une mosaïque d'aperçus, en commençant tout à
fait arbitrairement avec le xvie-xviie siècle et la colonisation du
Nouveau Monde.
L'ouverture du «nouveau» monde fut conçue d'emblée comme une
opération occulte. Le mage John Dee, conseiller spirituel d'Elizabeth I,
semble avoir inventé le concept d'«impérialisme magique», et avoir
contaminé de fait une génération entière. Halkyut et Raleigh tombèrent
sous son charme, et Raleigh usa de ses contacts avec «l'Ecole de la
Nuit» - une kabbale de penseurs avancés, d'aristocrates et d'adeptes -
pour pousser la cause de l'exploration, de la colonisation et de la
cartographie. La Tempête de Shakespeare était une pièce de
propagande pour la nouvelle idéologie et la Colonie Roanoke fut sa
première vitrine expérimentale.
La vision alchimiste du Nouveau Monde associa celui-ci à la
materia primera ou hylè, à l'«état de Nature», à l'innocence et au
tout-est-possible («Virgin-ia»), un chaos que l'adepte transmuerait en
«or», c'est-à-dire en perfection spirituelle aussi bien qu'en abondance
matérielle.
Mais cette vision alchimiste relève également d'une fascination
actuelle pour l'originel, une sympathie rampante, un sentiment d'envie
pour sa forme sans-forme, et qui prend pour cible le symbole de
«l'Indien»: «L'Homme» à l'état de nature, non corrompu par le
«gouvernement». Caliban, l'Homme Sauvage, est comme un virus qui habite
la machine même de l'Impérialisme Occulte. Les humains forêt/animaux
sont investis d'emblée du pouvoir magique du marginal, du méprisé et de
l'exclu. D'un côté Caliban est laid, et la Nature est une «étendue
sauvage hurlante». De l'autre, Caliban est noble et sans chaînes et la
Nature est un Eden. Cette fracture dans la conscience européenne précède
la dichotomie Romantique/Classique; elle s'est enracinée dans la Haute
Magie de la Renaissance. La découverte de l'Amérique (l'Eldorado, la
Fontaine de Jouvence) l'a cristallisée, et elle a pris forme dans les
schémas réels de la colonisation.
À l'école primaire on a appris aux Américains que les premières
colonies de Roanoke avaient échoué ; les colons disparurent, ne laissant
derrière eux que ce message cryptique: «Partis pour Croatan». Des
récits ultérieurs d'«indiens-aux-yeux-gris» furent classés légendes. Les
textes laissent supposer que ce qui se passa véritablement, c'est que
les indiens massacrèrent les colons sans défense. Pourtant «Croatan»
n'était pas un Eldorado, mais le nom d'une tribu voisine d'indiens
amicaux. Apparemment la colonie fut simplement déplacée de la côte vers
le Grand Marécage Lugubre et absorbée par cette tribu. Les
indiens-aux-yeux-gris étaient réels - ils sont toujours là et
s'appellent toujours les Croatans.
Ainsi - la toute première colonie du Nouveau Monde choisit de
renoncer à son contrat avec Prospero (Dee/Raleigh/l'Empire) et de suivre
Caliban chez l'Homme Sauvage. Ils désertèrent. Ils devinrent «Indiens»,
«s'indigénèrent» et préférèrent le chaos aux effroyables misères de la
servitude, aux ploutocrates et intellectuels de Londres.
Là où se trouvait jadis l'«Île de la Tortue», l'Amérique venait
au monde, et Croatan resta enfouie dans sa psychè collective. Par-delà
la frontière, l'état de nature (i.e. l'absence d'État) prévalut - et
dans la conscience du colon, l'option de l'étendue sauvage était
toujours latente, la tentation de laisser tomber l'église, le travail de
la ferme, l'instruction, les impôts - tous les fardeaux de la
civilisation et de «partir pour Croatan» d'une manière ou d'une autre.
En outre, quand en Angleterre la révolution fut trahie, tout d'abord par
Cromwell, puis par la Restauration, des vagues de Protestants radicaux
s'enfuirent ou furent déportés vers le Nouveau Monde (qui était devenu
une prison, un lieu d'exil). Antinomiens, Familistes, Quakers fripons,
Levellers, Diggers, Ranters furent alors lâchés dans l'ombre occulte de
l'étendue sauvage et se précipitèrent pour l'embrasser.
Anne Hutchinson et ses amis n'étaient que les plus connus des
Antinomiens (c'est-à-dire les plus élevés socialement) - ayant eu la
mauvaise chance d'être impliqués dans la politique de la Colonie de la
Baie - mais il est clair qu'il y eut une aile beaucoup plus radicale du
mouvement. Les incidents relatés par Hawthorne dans The Maypole of Merry Mount
sont rigoureusement historiques; apparemment les extrémistes avaient
décidé d'un commun accord de renoncer au Christianisme et de se
convertir au paganisme. S'ils étaient parvenus à s'unir avec leurs
alliés indiens, il en aurait résulté une religion syncrétique
Antinomienne/ Celtique/Algonquine, une sorte de Santeria nord-américaine
du dix-septième siècle.
Sous les administrations plus lâches et plus corrompues des
Caraïbes, où les intérêts des rivaux européens avaient laissé de
nombreuses îles désertes ou délaissées, les sectaristes purent mieux
prospérer. La Barbade et la Jamaïque en particulier ont dû être peuplées
par de nombreux extrémistes, et je crois que les influences des
Levellers et des Ranters ont contribué à l'«utopie» Boucanière sur l'île
de la Tortue. Là, pour la première fois, grâce à Oexmelin, nous sommes
en mesure d'étudier en profondeur une proto-TAZ du Nouveau Monde
réussie. Fuyant les terribles «avantages» de l'Impérialisme comme
l'esclavage, la servitude, le racisme et l'intolérance, les tortures du
travail forcé et la mort vivante dans les plantations, les Boucaniers
adoptèrent le mode de vie indien, se marièrent avec les Caribéens,
acceptèrent les Noirs et les Espagnols comme égaux, rejetèrent toute
nationalité, élirent leurs capitaines démocratiquement, et retournèrent à
l'«état de Nature». Après s'être déclarés «en guerre avec le monde
entier», ils partirent piller; leurs contrats mutuels, appelés
«Articles», étaient si égalitaires que chaque membre recevait une part
entière, et le capitaine pas plus d'une-un-quart ou une-et-demie. Le
fouet et les punitions étaient interdits, les querelles étaient réglées
par vote ou par duel d'honneur.
Il est tout simplement erroné de la part de certains historiens
de stigmatiser les pirates comme de simples brigands des mers ou même
des proto-capitalistes. En un sens, c'étaient des «bandits sociaux»,
bien que leurs communautés de base ne soient pas des sociétés paysannes
traditionnelles, mais des «utopies» créées ex nihilo sur des terres
inconnues, des enclaves de liberté totale occupant des espaces vides sur
la carte. Après la chute de l'île de la Tortue, l'idéal boucanier resta
vivant pendant tout «l'Âge d'Or» de la Piraterie (1660-1720 environ) et
aboutit, par exemple, au peuplement de Belise qui avait été fondée par
les Boucaniers. Puis, quand la scène se déplaça à Madagascar - une île
qui n'avait pas encore été annexée par un pouvoir impérial et qui
n'était gérée que par un ensemble informel de rois natifs (des chefs)
désireux de s'allier aux pirates - l'Utopie Pirate atteignit sa plus
haute forme.
Le récit que fait Defoe du Capitaine Misson et de la fondation de
Libertalia, est peut-être - comme le disent certains historiens - un
canular littéraire destiné à faire la propagande des théories radicales
Whig (les libéraux anglais), mais il était imbriqué dans L'Histoire générale des plus fameux Pyrates
(1724-1728), qui est en grande partie toujours considérée comme
véridique et précise. En outre, l'histoire du Capitaine Misson ne fut
pas critiquée à la parution du livre, alors que beaucoup d'anciens
membres des équipages de Madagascar étaient encore vivants. Il semble
que ceux-ci y aient cru, sans aucun doute parce qu'ils avaient connu des
enclaves pirates très semblables à Libertalia. Une fois de plus, des
esclaves libérés, des natifs, et même des ennemis traditionnels comme
les Portugais, avaient été invités à s'unir en toute égalité. (Libérer
les bateaux d'esclaves était une préoccupation majeure.) La terre était
gérée en commun, les représentants élus pour de courtes durées, le butin
partagé ; la doctrine de la liberté était prêchée bien plus
radicalement que celle du Sens Commun.
Libertalia espéra durer, et Misson mourut en la défendant(9).Mais
la plupart des utopies pirates étaient faites pour être temporaires; en
fait les vraies «républiques» corsaires étaient leurs vaisseaux voguant
sous la loi des Articles. Les enclaves terrestres n'avaient pas de loi
du tout. Exemple classique, Nassau aux Bahamas, un village balnéaire de
cabanes et de tentes, consacré au vin, aux femmes (et probablement aux
garçons aussi, si l'on en juge par ce qu'écrit Birge dans Sodomie et
Piraterie), aux chansons (les pirates étaient très amateurs de musique
et avaient l'habitude de louer des groupes de musiciens pour des
croisières entières) et aux pires excès; il disparut en l'espace d'une
nuit lorsque la flotte britannique apparut dans la Baie. Barbe Noire et
«Calico Jack» Rackham et sa bande de femmes-pirates partirent vers des
rivages plus sauvages et de pires destins, tandis que d'autres
acceptèrent le Pardon et se réformèrent. Mais la tradition des
Boucaniers subsista à Madagascar, où les enfants sang-mêlés des pirates
constituèrent leurs propres royaumes, et dans les Caraïbes, où les
esclaves en fuite et les groupes mixtes noir/blanc/ rouge prospérèrent
dans les montagnes et l'arrière-pays, sous le nom de «Maroons». Quand
Zora Neale Hurston visita la Jamaïque dans les années vingt (voir son
livre Dis à mon cheval), la communauté maroon avait gardé un certain
degré d'autonomie et quelques vieux usages populaires. Les Maroons du
Surinam quant à eux, pratiquent encore le «paganisme» africain.
Au cours du dix-huitième siècle, l'Amérique du Nord produisit
également quelques «communautés tri-raciales isolées», en marge de la
société. (Ce terme «clinique» fut inventé par le Mouvement Eugéniste,
qui réalisa les premières études scientifiques sur ces communautés.
Malheureusement ladite «science» ne fit que servir d'alibi à la haine
des pauvres et des «bâtards», et la «solution au problème» fut
généralement la stérilisation forcée.) Les noyaux était toujours
constitués d'esclaves et de paysans en fuite, de «criminels»
(c'est-à-dire les plus pauvres), de «prostituées» (c'est-à-dire les
femmes blanches mariées à des non-blancs), et de membres des différentes
tribus natives. Parfois, dans certains cas, comme chez les Seminoles et
les Cherokees, la structure tribale traditionnelle absorba les nouveaux
arrivants; en d'autres cas, de nouvelles tribus étaient constituées.
Ainsi les Maroons du Grand Marais Lugubre, qui vécurent aux dix-huitième
et dix-neuvième siècles, adoptaient les esclaves évadés et
fonctionnaient comme des étapes sur l'Underground Railway (les circuits
d'évasion des esclaves), servant de centre religieux et idéologique pour
les rebelles. La religion était le HooDoo, un mélange d'éléments
africains, indigènes et chrétiens, et selon l'historien H. Leaming-Bey,
les aînés de la foi et les chefs Maroons du Grand Marais étaient connus
comme «The Seven Finger High Glister».
Les Ramapaughs du nord du New Jersey (incorrectement connus sous
le nom de «Jackson Whites») ont, eux aussi, une généalogie romantique et
archétypique: esclaves libérés des soldats hollandais, clans divers du
Delaware et de l'Algonquin, habituelles «prostituées», «Hessiens» (une
appellation pour les mercenaires britanniques égarés, les déserteurs
Loyalistes etc.), et bandes locales de bandits sociaux comme celle de
Claudius Smith.
Certains groupes se réclament d'une origine africano-islamique:
les Moors du Delaware et les Ben Ishmael, qui émigrèrent du Kentucky en
Ohio au milieu du dix-huitième siècle. Les Ishmaels pratiquaient la
polygamie, ne buvaient jamais d'alcool, gagnaient leur vie comme
ménestrels, se mariaient avec des indiens et adoptaient leurs coutumes
et étaient si enclins au nomadisme qu'ils mettaient des roues à leurs
maisons. Leur migration annuelle passait par des villes frontières
nommées Mecca ou encore Medina. Au dix-neuvième siècle certains d'entre
eux épousèrent les idéaux anarchistes et furent la cible des Eugénistes
lors d'un pogrom particulièrement pervers de
sauvetage-par-extermination. Quelques-unes des toutes premières lois
eugénistes furent passées en leur honneur. Ils «disparurent» en tant que
tribu dans les années vingt, mais allèrent probablement gonfler les
rangs des premières sectes «Islamistes Noires» et du «Moorish Science
Temple».
J'ai moi-même grandi avec les légendes des «Kallikaks» du New
Jersey Pine Barrens (et bien sûr avec Lovecraft, un raciste fanatique,
fasciné par les communautés isolées). Ces légendes s'avèrent être la
mémoire populaire des calomnies eugénistes; depuis leur quartier général
de Vineland (New Jersey), ils ont entrepris les «réformes» habituelles
contre «le mélange des gènes» et «la faiblesse d'esprit» dans les
Barrens (en publiant entre autres des photographies des Kallikaks,
grossièrement et visiblement retouchées sur lesquelles ils ressemblaient
à des monstres dégénérés).
Les «communautés isolées» - du moins celles qui ont préservé leur
identité jusqu'au vingtième siècle - refusent constamment d'être
absorbées par la culture dominante ou par la «sous-culture» noire, au
sein de laquelle les sociologues modernes préfèrent les ranger. Dans les
années soixante-dix, inspirés par la renaissance des Natifs Américains,
un certain nombre de groupes - parmi lesquels les Moors et les
Ramapaughs - s'adressèrent au Bureau des Affaires Indiennes (BIA) pour
être reconnus comme tribus indiennes. Ils reçurent le soutien des
activistes indigènes mais se virent refuser la reconnaissance
officielle. Après tout, s'ils avaient obtenu gain de cause, leur
victoire aurait pu établir un précédent dangereux pour les marginaux de
toutes sortes, des «Peyotistes blancs» et autres Hippies aux
nationalistes noirs, ariens, anarchistes et libertaires - une «réserve»
pour tout le monde et pour n'importe qui! Le «Projet Européen» ne peut
pas reconnaître l'existence de l'Homme Sauvage - le chaos vert reste une
trop grande menace pour le rêve impérial d'ordre.
Les Moors et les Ramapaughs rejetèrent essentiellement
l'explication «diachronique» ou historique de leur origine au profit
d'une identité «synchronique» fondée sur le «mythe» de l'adoption
indienne. Autrement dit, ils s'auto-proclamèrent «Indiens». Si tous ceux
qui veulent «être indien» pouvaient ainsi s'auto-proclamer indien,
imaginez quel départ pour Croatan ce serait. Cette vieille ombre occulte
hante encore les restes de nos forêts (qui, soit dit en passant, se
sont largement accrues dans le Nord-Est depuis les XVIII-XIXe siècles,
alors que de vastes étendues de terre cultivée sont retournées à la
broussaille. Sur son lit de mort, Thoreau rêvait du retour de
«...Indiens... forêts(10)» : le retour du réprimé).
Les Moors et les Ramapaughs avaient évidemment des raisons bien
concrètes pour se vouloir indiens - après tout ils avaient des ancêtres
indiens - mais si nous considérions leur auto-proclamation en termes
aussi bien «mythiques» qu'historiques nous en apprendrions davantage sur
notre quête de la TAZ. Il existe dans les sociétés tribales ce que les
anthropologistes appellent le mannenbunden : en changeant de forme, en
s'incarnant dans le totem animal (loups garou, chamans jaguar, hommes
léopard, sorcières chat etc.), les sociétés totémiques se vouèrent à une
identification avec la Nature. Dans le contexte général d'une société
coloniale (comme le souligne Taussig dans Chamanisme, Colonialisme et
Homme Sauvage), le pouvoir de changer de forme est partie prenante de la
culture indigène - ainsi la partie la plus réprimée de la société
acquiert un pouvoir paradoxal fondé sur le mythe d'un pouvoir occulte, à
la fois redouté et désiré par les colonisateurs. Bien sûr les indiens
ont réellement une certaine connaissance occulte; mais, parce que
l'Empire perçoit cette culture indienne comme une sorte d'«état sauvage
spirituel», les indiens en sont arrivés à croire de plus en plus
consciemment à ce rôle. Même s'ils sont marginalisés, la Marge acquiert
une aura magique. Avant l'homme blanc, ils n'étaient que de simples
tribus d'individus - ils sont maintenant les «gardiens de la Nature»,
les habitants de l'«état de Nature». Finalement le colonisateur lui-même
est séduit par ce «mythe». Chaque fois qu'un Américain veut être en
marge de la société ou revenir à la terre, il «devient indien». Les
démocrates radicaux du Massachusetts (descendants spirituels des
Protestants radicaux) qui organisèrent la Partie de Thé et crurent
réellement que les gouvernements pourraient être abolis (toute la région
de Berkshire s'auto-proclama «état de Nature»!), se déguisèrent en
«Mohawks». De cette façon, les colonisateurs qui se trouvèrent soudain
en marge de la mère patrie, adoptèrent le rôle des indiens marginaux,
cherchant ainsi (d'une certaine façon) à s'approprier leur pouvoir
occulte, leur rayonnement mythique. Des Hommes des Montagnes aux Scouts,
le rêve de «devenir indien» s'inscrit en filigrane dans l'histoire, la
culture et la conscience américaines.
Cette hypothèse est également confortée par l'imagerie sexuelle
associée aux groupes «tri-raciaux». Les «natifs» sont bien sûr toujours
immoraux, mais les renégats raciaux et les marginaux sont carrément des
pervers-polymorphes. Les Boucaniers étaient des sodomites, les Maroons
et les Hommes des Montagnes des dégénérés, les «Jukes and Kallikaks»
pratiquaient la fornication et l'inceste (entraînant des mutations telle
que la polydactylie), les enfants couraient nus et se masturbaient
ouvertement etc. Retourner à un «état de Nature» semble paradoxalement
autoriser la pratique de tout acte «non naturel», du moins si l'on en
croit les Puritains et les Eugénistes. Et comme dans les sociétés
répressives racistes et moralistes beaucoup de gens désirent précisément
ces actes licencieux, ils projettent leurs désirs sur les marginalisés,
et se convainquent ainsi eux-mêmes qu'ils restent purs et civilisés. De
fait, certaines communautés marginalisées rejettent effectivement la
moralité du consensus - chez les pirates c'est certain! - et réalisent
sans aucun doute les désirs refoulés de la civilisation. (Ne le
feriez-vous pas?) Devenir «sauvage» est toujours un acte érotique, un
acte de nudité.
Avant de quitter le thème des «tri-raciaux isolés», j'aimerais
rappeler l'enthousiasme de Nietzsche pour le «mélange des races».
Impressionné par la vigueur et la beauté des cultures hybrides, il
proposa le mélange des gènes, non seulement comme une solution au
problème de race, mais aussi comme le principe d'une nouvelle humanité,
libérée du chauvinisme ethnique et national - sans doute fut-il en cela
un précurseur du «nomadisme psychique». Le rêve de Nietzsche semble
toujours aussi éloigné de nous qu'il le fut de lui. Le chauvinisme règne
toujours. Les cultures mélangées restent submergées. Mais les zones
autonomes des Boucaniers et des Maroons, des Ishmaels et des Moors, des
Ramapaughs et des «Kallikaks», ou plutôt leurs histoires respectives,
sont révélatrices de ce que Nietzsche aurait pu appeler la «Volonté de
Puissance comme Disparition». Une idée à laquelle il nous faut revenir.
La Musique comme Principe d'organisation.
Entre-temps, tournons-nous vers l'histoire de l'anarchisme classique à la lumière du concept de la TAZ.
Avant la «fermeture de la carte du monde», une grande énergie
anti-autoritaire a été investie dans des communes «sécessionnistes»
comme celle des Modern Times, Phalanstères et autres. Il est intéressant
de noter que certaines d'entre elles n'étaient pas destinées à durer
«toujours», mais seulement tant que le projet s'avérerait satisfaisant.
Selon les standards Socialistes/Utopiques, ces expériences «échouèrent»,
et de fait nous savons peu de choses les concernant.
Quand il devint impossible de fuir au-delà des frontières, l'ère
des Communes urbaines révolutionnaires commença en Europe. Les Communes
de Paris, Lyon et Marseille ne survécurent pas assez longtemps pour
endosser un caractère permanent, et on se demande si elles en eurent
même jamais l'intention. De notre point de vue, l'élément essentiel de
fascination est l'esprit de ces Communes. Pendant et après cette
période, les anarchistes adoptèrent la pratique du nomadisme
révolutionnaire, passant de soulèvement en soulèvement, veillant à
garder vivante en eux l'intensité spirituelle expérimentée au moment de
l'insurrection. En fait, certains anarchistes du courant
stirnerien/nietzschéen en vinrent à considérer cette activité comme une
fin en soi, une manière de toujours occuper une zone autonome,
l'interzone qui s'ouvre au beau milieu ou dans le sillage d'une guerre
ou d'une révolution (voir la «zone» de Pynchon dans L'Arc en ciel de la
Gravité). Ils déclarèrent qu'ils seraient les premiers à se retourner
contre toute révolution socialiste réussie. Sauf anarchie universelle,
ils n'avaient aucune intention de s'arrêter. Ils accueillirent avec
enthousiasme les Soviets libres de la Russie de 1917, qui
correspondaient à leur objectif. Mais dès que les bolcheviques trahirent
la Révolution, les anarchistes individualistes furent les premiers à
reprendre le sentier de la guerre. Après Cronstadt, bien sûr, tous les
anarchistes condamnèrent l'«Union Soviétique» (une contradiction dans
les termes) et partirent à la recherche de nouvelles insurrections.
L'Ukraine de Makhno et l'Espagne anarchiste étaient conçues pour
durer, et malgré les exigences d'une guerre continuelle, elles furent,
dans une certaine mesure, des réussites: non qu'elles durèrent
«longtemps», mais elles furent organisées avec succès et, sans agression
extérieure, elles auraient pu se maintenir. Des expériences de
l'entre-deux-guerres, je retiendrais plutôt la folle République de
Fiume, beaucoup moins connue et qui n'était pas conçue pour durer.
Gabriele D'Annunzio, poète Décadent, artiste, musicien, esthète,
coureur de jupons, pionnier casse-cou de l'aéronautique, sorcier, génie
et goujat, émergea de la Première Guerre Mondiale en héros, avec une
petite armée à ses ordres: les «Arditi». En manque d'aventure, il décida
de prendre la ville de Fiume à la Yougoslavie et de la donner à
l'Italie. Après une cérémonie nécrophage au cimetière de Venise en
compagnie de sa maîtresse, il partit conquérir Fiume et y parvint sans
difficulté particulière. Mais l'Italie refusa son offre généreuse, et le
Premier Ministre le traita de fou.
Vexé, D'Annunzio décida de déclarer l'indépendance et de voir
combien de temps il pouvait tenir. Avec un ami anarchiste, il rédigea la
Constitution, qui instaurait la musique comme principe central de
l'État. La Marine (constituée de déserteurs et de marins unionistes
anarchistes milanais) prit le nom d'Uscochi, d'après le nom des pirates
disparus qui vécurent sur des îles au large de la côte locale et
dépouillèrent les navires vénitiens et ottomans. Les Uscochi modernes
réussirent quelques coups fumants: de riches navires marchands italiens
offrirent soudain un avenir à la République: de l'argent dans les
coffres! Artistes, bohémiens, aventuriers, anarchistes (D'Annunzio
correspondait avec Malatesta), fugitifs et réfugiés apatrides,
homosexuels, dandys militaires (l'uniforme - plus tard récupéré par les
SS - était noir, orné du crâne et des os croisés pirates), et
réformateurs excentriques de toute tendance (y compris Bouddhistes,
théosophistes et Védantistes) arrivèrent en foule à Fiume. La fête ne
s'arrêtait jamais. Chaque matin d'Annunzio lisait des poèmes et des
manifestes depuis son balcon; chaque soir avait lieu un concert, puis
des feux d'artifice. C'était toute l'activité du gouvernement. Dix huit
mois plus tard, quand le vin et l'argent vinrent à manquer et que la
flotte italienne se montra enfin et balança quelques obus sur le Palais
Municipal, personne n'eut l'énergie de résister.
D'Annunzio, comme bon nombre d'anarchistes italiens, vira ensuite
au fascisme - en fait Mussolini (l'ex-syndicaliste) séduisit lui-même
le poète. Quand D'Annunzio comprit son erreur, il était trop tard. Alors
qu'il était déjà vieux et malade, le Duce le fit assassiner - jeter de
son balcon - et en fit un «martyr». Bien que Fiume n'ait pas le sérieux
de l'Ukraine libre ou de Barcelone, elle nous en apprend probablement
plus sur certains aspects de notre recherche. C'était, d'une certaine
manière, la dernière des utopies pirates (ou le seul exemple moderne) -
et peut-être même la toute première TAZ moderne.
Je crois que si l'on compare Fiume avec le soulèvement de Paris
en 1968 (ou les insurrections urbaines italiennes du début des années
soixante-dix), ou encore avec les communautés de la contre-culture
américaine et leurs influences anarcho-Nouvelle Gauche, on peut relever
quelques similitudes: l'importance de la théorie esthétique (voir les
Situationnistes) et ce que l'on pourrait appeler «les économies pirates»
- vivre bien sur le surplus de la surproduction sociale -, jusqu'à la
popularité des uniformes militaires bigarrés et la musique comme facteur
social révolutionnaire; enfin un air finalement commun d'impermanence,
une aptitude à bouger, à changer de forme, à se re-localiser dans
d'autres universités, d'autres montagnes, des ghettos, des usines, des
maisons, des fermes abandonnées, ou même dans d'autres niveaux de
réalité. Personne n'essayait d'imposer encore la énième Dictature
Révolutionnaire, ni à Fiume, ni à Paris, ni à Millbrook. Soit le monde
changerait, soit il ne changerait pas. En attendant continuons à bouger
et à vivre intensément.
En 1919, le Soviet de Munich (ou la République du Conseil),
présenta quelques-uns des aspects de la TAZ, même si - comme la plupart
des révolutions - ses buts avoués n'étaient pas exactement
«temporaires». La participation de Gustave Landauer - comme Ministre de
la Culture - de Silvio Gesell - Ministre de l'Economie - et de quelques
autres socialistes anti-autoritaires et libertaires extrémistes, comme
les poètes et dramaturges Ernst Toller et Ret Marut (le romancier B.
Traven), conféra au Soviet un net parfum d'anarchie. Landauer, qui avait
passé des années dans l'isolement - pour travailler sur sa grande
synthèse de Nietzsche, Proudhon, Kropotkine, Stirner, Meister Eckardt,
les mystiques radicaux et les volk-philosophes romantiques - savait
depuis le début que le Soviet était voué à l'échec; il espérait
simplement qu'il durerait assez longtemps pour être compris. Kurt
Eisner, le fondateur martyr du Soviet, croyait littéralement que les
poètes et la poésie devaient être à la base de la révolution. On élabora
des plans pour consacrer une bonne partie de la Bavière à une
expérience d'économie anarcho-socialiste et de communauté. Landauer fit
des propositions pour un système d'Ecole Libre et de Théâtre du Peuple.
Le soutien au Soviet resta confiné aux travailleurs les plus pauvres,
aux banlieues bohémiennes de Munich et à des groupes comme les
WanderVogel (le mouvement néo-romantique de la jeunesse), les juifs
radicaux (comme Buber), les Expressionnistes et autres marginaux.
C'est pourquoi les historiens le considèrent comme une
«République de Comptoir» et minimisent sa signification en lui opposant
celle des participations Marxiste et Spartakiste aux révolutions
allemandes de l'après-guerre. Dépassé par les Communistes, et finalement
assassiné par des soldats diligentés par la société occulte/ fasciste
Thule, Landauer mérite qu'on se souvienne de lui comme d'un saint.
Pourtant même les anarchistes d'aujourd'hui ont tendance à ne pas le
comprendre et le condamnent pour s'être «vendu» à un «gouvernement
socialiste». Si le Soviet avait duré ne serait ce qu'une année, on
pleurerait au souvenir de sa beauté - mais avant même que les premières
fleurs de ce Printemps ne soient fanées, le Geist et l'âme de la poésie
avaient été écrasés, et nous avons oublié. Imaginez le bonheur de
respirer l'air d'une ville où le Ministre de la Culture vient d'annoncer
que les écoliers vont bientôt étudier les oeuvres de Walt Whitman. «Ah!
for a time machine...»
La Volonté de puissance comme Disparition
Foucault, Baudrillard et consorts ont longuement discuté des
différents modes de «disparition». Je voudrais suggérer ici que la TAZ
est dans un certain sens une tactique de la disparition.
Quand les Théoriciens parlent de la disparition du Social, ils
expriment d'une part l'impossibilité d'une «Révolution Sociale», et
d'autre part l'impossibilité de «l'État» - l'abîme du pouvoir, la fin du
discours du pouvoir. La question anarchiste dans ce cas devrait être:
pourquoi se soucier d'affronter un «pouvoir» qui a perdu toute
signification et qui n'est plus que pure Simulation? De tels
affrontements ne produiront que d'horribles et dangereux spasmes de
violence de la part des têtes pleines de merde-en-guise-de-cerveau qui
ont hérité des clés de toutes les armureries et toutes les prisons.
(Peut-être n'est-ce qu'une grossière incompréhension américaine de la
sublime et subtile Théorie Franco-Germanique. Si c'est le cas, tant pis;
qui a dit qu'il fallait comprendre une idée pour s'en servir?)
Telle que je la comprends, la disparition semble être une option
radicale tout à fait logique pour notre époque et nullement un désastre
ou une mort du projet radical. Contrairement à l'interprétation
nihiliste morbide de la Théorie Franco-Germanique, j'entends miner
celle-ci pour l'exploiter à des fins stratégiques au service d'une
«révolution de la vie quotidienne» de tous les instants: une lutte que
rien ne peut arrêter, pas même l'ultime échec de la révolution politique
ou sociale, parce que rien, hormis la fin du monde, ne peut mettre fin à
la vie quotidienne, ni à nos aspirations aux bonnes choses, au
Merveilleux. Comme le disait Nietzsche, si le monde pouvait finir,
logiquement il l'aurait déjà fait; s'il ne l'a pas fait, c'est qu'il ne
finit pas. Ou, selon la formule d'un soufi, peu importe le nombre de
pintes de vin interdit que nous buvons, nous emporterons notre soif
furieuse dans l'éternité.
Zerzan et Black ont tous deux noté quelques «éléments du Refus»
(selon le terme de Zerzan), qui apparaissent d'une certaine manière
comme les symptômes d'une culture radicale de la disparition, en partie
inconscients mais en partie conscients, et qui influencent bien plus les
gens qu'aucune idée gauchiste ou anarchiste. Ces gestes vont contre les
institutions et sont, en ce sens, «négatifs», mais tout geste négatif
suggère aussi une tactique «positive» pour remplacer plutôt que
simplement refuser l'institution honnie.
Par exemple, le geste négatif contre la mise à l'école est
«l'analphabétisme volontaire». Etant donné que je ne partage pas la
vénération libérale pour l'alphabétisation, au nom de l'amélioration
sociale, je ne peux pas vraiment m'associer aux cris de consternation
que l'on entend partout à ce sujet: j'ai de la sympathie pour les
enfants qui refusent les livres et les ordures qu'ils contiennent.
Cependant, il y a des alternatives positives qui ont recours à cette
même énergie de la disparition. L'école à la maison et l'apprentissage
de l'artisanat, comme l'absentéisme scolaire, ont pour effet d'échapper à
la prison de l'école. Le piratage informatique est une autre forme
d'«éducation» assez proche de l'«invisibilité».
Contre la politique, un geste négatif de masse consiste tout
simplement à ne pas voter. L'«apathie» (c'est-à-dire le sain ennui du
Spectacle éculé), éloigne la moitié de la nation des urnes; l'anarchie
n'a jamais obtenu autant! (Pas plus qu'elle n'avait à voir avec l'échec
du dernier Recensement). Là encore, il y a des parallèles positives: le
«réseautage» comme alternative à la politique est pratiqué à bien des
niveaux de la société, et l'organisation non hiérarchique a atteint une
grande popularité, même en dehors du mouvement anarchiste, simplement
parce que ça marche. (ACT UP et Earth First ! en sont deux exemples. Les
Alcooliques Anonymes en est un autre, aussi bizarre que cela puisse
paraître.)
Le refus du Travail peut prendre la forme de l'absentéisme, de
l'ivresse sur le lieu de travail, du sabotage, et de la pure inattention
- mais il peut aussi faire naître de nouveaux modes de rébellion:
davantage d'auto-emploi, la participation à l'économie «noire» et au
lavoro nero, les magouilles des chômeurs et autre options illégales,
culture d'herbe etc. - autant d'activités plus ou moins «invisibles»
comparées aux tactiques traditionnelles d'affrontement de la gauche,
comme la grève générale.
Refus de l'Eglise ? Eh bien, «l'acte négatif» ici consiste
probablement à... regarder la télévision. Mais les alternatives
positives incluent toutes sortes de formes non autoritaires de
spiritualité, du Christianisme «sans église» au néo-paganisme.
L'Amérique marginale regorge de ce que j'aime bien appeler des
«Religions libres» - autant de petits cultes auto-créés,
mi-sérieux/mi-délirants, influencés par des courants tels que le
Discordianisme et l'anarcho-Taoïsme - qui proposent une «quatrième voie
en pleine croissance», échappant aux églises traditionnelles, aux bigots
télévangélistes et au consumérisme froid du New Age. On peut également
dire que le principal refus de l'orthodoxie, consiste à créer des
«moralités privées» au sens nietzschéen: la spiritualité des «esprits
libres».
Le refus négatif du Foyer est «le sans-logisme», que nombre de
ceux qui ne souhaitent pas être contraints à la nomadologie perçoivent
comme une forme d'exclusion. Mais le «sans-logisme» peut, d'une certaine
manière, être une vertu, une aventure - c'est du moins ainsi qu'il est
perçu par l'énorme mouvement international des squatters, nos routards
modernes.
Le refus négatif de la Famille est évidemment le divorce, ou
autre symptôme de «rupture». L'alternative positive naît de la prise de
conscience que la vie peut être plus heureuse sans la famille nucléaire;
à partir de là s'épanouissent des centaines de fleurs - du parent
unique au mariage de groupe et au groupe d'affinité érotique. Le «Projet
Européen» mène un combat d'arrière-garde pour défendre la «Famille» -
la misère oedipienne est au centre du Contrôle. Les alternatives
existent - mais elles doivent rester cachées, en particulier depuis la
Guerre contre le Sexe des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix.
Où est le refus de l'Art ? «L'acte négatif» ne réside pas dans le nihilisme stupide de la «Grève de l'Art(11)»,
ou dans la dégradation d'une peinture célèbre - il se trouve dans
l'ennui quasi universel qui gagne tout le monde à la simple mention du
mot. En quoi consisterait l'«acte positif»? Est-il possible d'imaginer
une esthétique qui n'engage pas, qui se dégage elle-même de l'Histoire
et même du Marché? ou au moins qui tende vers cela? Qui voudrait
remplacer la représentation par la présence ? Comment la présence
peut-elle se faire ressentir dans (ou à travers) la représentation?
«La linguistique du Chaos» révèle une présence qui échappe
continuellement à toutes les prescriptions du langage et des systèmes de
sens; une présence élusive, évanescente, latîf («subtile», un terme de
l'alchimie soufie) - l'Attracteur Étrange autour duquel les mèmes
s'accumulent, chaotiquement, en nouveaux ordonnancements spontanés. Nous
avons ici une esthétique du territoire-frontière entre le chaos et
l'ordre, la marge, la zone de «catastrophe» où la panne du système
équivaut à une soudaine illumination (voir annexe I).
La disparition de l'artiste est, en termes situationnistes, «la
suppression et la réalisation de l'art». Mais d'où disparaissons-nous?
Est-ce que jamais on nous verra et on nous entendra à nouveau? Nous
partons pour Croatan - quel est notre destin? Tous nos arts sont un mot
d'adieu à l'histoire - «Partis pour Croatan» - mais où est Croatan, et
que ferons-nous là-bas?
En premier lieu nous ne parlons pas ici de disparaître
littéralement du monde et de son avenir: pas de retour dans le temps
vers une «société de loisir originel» paléolithique, pas d'utopie
éternelle, pas de retraite dans les montagnes, pas d'île; pas non plus
d'utopie post-Révolutionnaire - et plus probablement pas de Révolution
du tout! - pas de disparition volontaire (vonu(12)),
pas de Stations Spatiales anarchistes - nous n'acceptons pas non plus
la «disparition baudrillardienne» dans le silence d'une hyperconformité
ironique. Je n'ai rien contre les Rimbauds qui fuient l'Art pour quelque
possible Abyssinie. Mais on ne peut pas construire une esthétique, même
de la disparition, sur le simple acte de ne jamais revenir. En
affirmant que nous ne sommes pas une avant-garde, et qu'il n'y a pas
d'avant-garde, nous avons écrit notre «Partis pour Croatan» - la
question qui se pose alors est: comment envisager la «vie quotidienne» à
Croatan? surtout si nous ne savons pas si Croatan existe dans le Temps
(à l'Âge de Pierre ou de la Post-Révolution) ou dans l'Espace, en tant
qu'utopie, ville oubliée du Midwest, ou Abyssinie? Où et pour quand est
le monde de la créativité sans médiation? S'il peut exister, il existe
réellement - mais peut-être seulement comme une sorte de réalité
alternative que nous n'aurions pas encore appris à percevoir. Où
chercherions-nous les graines de cet autre monde - les mauvaises herbes
qui lézardent nos trottoirs? Quels sont les indices, les bonnes
directions? Le doigt pointé vers la lune?
Je crois, ou du moins j'aimerais dire que la seule solution à la
«suppression et à la réalisation» de l'Art réside dans l'émergence de la
TAZ. Je rejetterais fermement la critique selon laquelle la TAZ n'est
«rien d'autre qu'une oeuvre d'art», même si elle en a quelques-uns des
atours. Je suggère que la TAZ est le seul «temps» et le seul «espace» où
l'art peut exister, pour le pur plaisir du jeu créatif, et comme une
réelle contribution aux forces qui permettent à la TAZ de s'agréger et
de se manifester.
Dans le Monde de l'Art, l'Art est devenu une marchandise; mais
plus profondément encore, il y a le problème de la re-présentation
elle-même et le refus de toute médiation. Dans la TAZ, l'art-marchandise
est tout simplement impossible; il sera au contraire une condition de
vie. La médiation est plus difficile à dépasser, mais la suppression des
barrières entre artistes et «utilisateurs» d'art tendra vers une
situation où (comme l'a décrit A. K. Coomaraswamy) «l'artiste n'est pas
une personne particulière, mais toute personne est un artiste
particulier».
En résumé : la disparition n'est pas nécessairement une
«catastrophe» - excepté au sens mathématique d'un «soudain changement
topologique». Tous les gestes positifs énumérés ici semblent impliquer
différents degrés d'invisibilité et non le traditionnel affrontement
révolutionnaire. La «Nouvelle Gauche» n'a jamais vraiment cru en sa
propre existence avant de se voir aux infos du soir. A l'opposé, la
Nouvelle Autonomie infiltrera les médias ou les subvertira de
l'intérieur - sans quoi elle ne sera jamais «vue» du tout. La TAZ existe
non seulement au-delà du Contrôle, mais par-delà la définition, au-delà
de l'acte asservissant de voir et de nommer, par-delà la compréhension
de l'État, par-delà l'aptitude de l'État à voir.
Des trous-à-rats dans la Babylone de l'Information.
La tactique radicale consciente de la TAZ émergera sous certaines conditions:
1. La libération psychologique. C'est-à-dire que nous devons
réaliser (rendre réels) les moments et les espaces où la liberté est non
seulement possible mais actuelle. Nous devons savoir de quelles façons
nous sommes opprimés, et aussi de quelles façons nous nous
auto-réprimons, ou nous nous prenons au piège d'un fantasme dont les
idées nous oppriment. Le travail, par exemple est une source de misère
bien plus actuelle pour la plupart d'entre nous, que la politique
législative. L'aliénation est beaucoup plus dangereuse que de vieilles
idéologies surannées, édentées et mourantes. S'accrocher mentalement à
des «idéaux» - qui s'avèrent n'être en fait que de pures projections de
notre ressentiment et de notre impression d'être des victimes - ne fera
jamais avancer notre projet. La TAZ n'est pas le présage d'une
quelconque Utopie Sociale toujours à venir, à laquelle nous devons
sacrifier nos vies pour que les enfants de nos enfants puissent respirer
un peu d'air libre. La TAZ doit être la scène de notre autonomie
présente, mais elle ne peut exister qu'à la condition que nous nous
reconnaissions déjà comme des êtres libres.
2. Le contre-Net doit s'étendre. A l'heure actuelle, il est plus
une abstraction qu'une réalité. L'échange d'information des fanzines et
des BBSs fait partie du travail de base nécessaire de la TAZ, mais une
faible part de cette information a trait aux biens concrets ou aux
services utiles à la vie autonome. Nous ne vivons pas dans le
Cyberespace; en rêver serait tomber dans la CyberGnose, dans la fausse
transcendance du corps. La TAZ est un espace physique: nous y sommes ou
nous n'y sommes pas. Tous les sens doivent être impliqués. D'une
certaine manière, le Web est un sens nouveau, mais il doit s'ajouter aux
autres - on ne doit pas, comme dans une piètre parodie de transe
mystique, éliminer les autres. La totale réalisation du complexe-TAZ
serait impossible sans le Web. Mais le Web n'est pas une fin en soi.
C'est une arme.
3. L'appareil de Contrôle - «l'État» - doit (ou c'est ce que nous
devons croire) continuer simultanément à se déliter et se pétrifier, il
doit suivre son cours actuel où une rigidité hystérique vient de plus
en plus masquer un vide, un abîme du pouvoir. A mesure que le pouvoir
«disparaît», notre volonté de pouvoir doit être la disparition.
Quant à savoir si la TAZ doit être envisagée «simplement» comme
une oeuvre d'art, nous en avons déjà discuté. Mais, demanderez-vous
aussi, n'est-ce qu'un pauvre trou à rats dans la Babylone de
l'Information, ou plutôt un labyrinthe de tunnels de plus en plus
interconnectés, et uniquement voué à l'impasse économique d'un
parasitisme pirate? Je répondrai que je préfère être un rat dans le mur
qu'un rat dans une cage - mais j'insisterai aussi sur le fait que la TAZ
transcende ces catégories.
Un monde dans lequel la TAZ réussirait à prendre racine ressemblerait au monde imaginé par p. m. dans son roman bolo'bolo(13).La
TAZ est peut-être une «proto-bolo ». Et pour autant que la TAZ existe
maintenant, elle est beaucoup plus que la négativité mondaine ou que la
marginalité de la contre-culture. Nous avons souligné l'aspect festif de
l'instant non Contrôlé qui adhère en auto-organisation spontanée, mais
brève. C'est une «épiphanie» - une expérience forte aussi bien au niveau
social qu'individuel.
La libération se réalise dans la lutte - c'est l'essence de la
«victoire sur soi» de Nietzsche. Cette thèse peut également prendre pour
signe son idée de l'errance. C'est le concept précurseur de la dérive,
au sens situationniste et de la définition de Lyotard du travail de
dérive. Nous pouvons apercevoir une géographie complètement nouvelle,
une sorte de carte de pèlerinage sur laquelle on a remplacé les lieux
saints par des expériences maximales et des TAZs: une science réelle de
la psychotopographie, que l'on pourrait peut-être appeler
«géo-autonomie» ou «anarchomancie».
La TAZ implique une certaine sauvagerie, une évolution du
domestique au sauvage, un «retour» qui est aussi un pas en avant. Elle
implique également un «yoga» du chaos, un projet d'organisation plus
«raffinée» (de la conscience ou simplement de la vie), que l'on approche
en «surfant la vague du chaos», du dynamisme complexe. La TAZ est un
art de vivre en perpétuel essor, sauvage mais doux - un séducteur, pas
un violeur, un contrebandier plutôt qu'un pirate sanguinaire, un danseur
et pas un eschatologiste.
Admettons que nous ayons participé à des fêtes où, l'espace d'une
nuit, une république de désirs gratifiés a été atteinte. Ne
devrions-nous pas admettre que la politique de cette nuit a pour nous
plus de force et de réalité que celle du gouvernement américain tout
entier? Quelques-unes des «fêtes» que nous avons citées ont duré deux ou
trois années. Est-ce quelque chose qui mérite d'être imaginé, qui
mérite qu'on se batte pour elle? Etudions l'invisibilité, le nomadisme
psychique, travaillons avec le Web - qui sait ce que nous atteindrons?
Equinoxe du Printemps 19901990
Annexe I - la linguistique du chaos
Pas encore une science mais une proposition: que certains
problèmes linguistiques puissent être résolus en considérant le langage
comme un système dynamique complexe, un «champ chaotique».
Parmi toutes les réponses à la linguistique de Saussure, nous en
retiendrons deux : la première, «l'antilinguistique», dont la piste,
dans la période moderne, suit le départ de Rimbaud pour l'Abyssinie,
Nietzsche - «je crains que nous ne nous libérions jamais de Dieu, tant
que nous continuerons de croire à la grammaire» -, dada, «la Carte n'est
pas le territoire14)»
de Korzybski, les cut-ups de Burroughs et «la traversée dans la Chambre
Grise», ou encore Zerzan attaquant le langage lui-même comme
représentation et comme médiation.
La seconde, la linguistique de Chomsky avec sa croyance en une
«grammaire universelle» et ses diagrammes-arbres, qui constitue (je le
crois) une tentative de sauvetage du langage par la découverte de ses
«invariants cachés». Assez similaire à la tentative de certains
scientifiques voulant «sauver» la physique de l'«irrationalité» de la
mécanique quantique. On aurait attendu Chomsky l'anarchiste du côté des
nihilistes, mais en fait sa belle théorie a plus de choses en commun
avec Platon ou avec le soufisme. La métaphysique traditionnelle décrit
le langage comme une pure lumière brillant à travers le verre coloré des
archétypes; Chomsky parle de grammaires «innées». Les mots sont des
feuilles, les phrases des branches, les langues maternelles des membres,
les familles de langage des troncs, et les racines sont au «paradis»...
ou dans l'ADN. J'appelle ça de l'«hermétalinguistique» - hermétique et
métaphysique. Il me semble que le nihilisme (ou la
«Heavy-métalinguistique» en hommage à Burroughs) ait conduit le langage
dans une impasse et l'ait dangereusement exposé à l'«impossible» (un
tour de force, mais un tour de force déprimant). Chomsky, lui, tient
jusqu'au bout la promesse et l'espoir d'une révélation de dernière
minute, ce qui me paraît tout aussi difficile à accepter. Moi aussi
j'aimerais bien «sauver» le langage, mais sans avoir recours à un
quelconque «esprit», à une prétendue règle divine, à une martingale
universelle.
Mais revenons à Saussure et à ses notes, publiées à titre
posthume, sur les anagrammes dans la poésie latine: nous y trouvons
quelques allusions à un processus échappant, d'une certaine manière, à
la dynamique signe/signifié. Saussure s'est trouvé confronté à la
suggestion d'une sorte de métalinguistique qui se produit à l'intérieur
du langage, et non pas issue d'un impératif catégorique imposé de
l'extérieur. Dès que le langage se met à jouer, comme dans les poèmes
acrostiches qu'il a étudiés, il entre en résonance - une résonance dont
la complexité s'auto-amplifie. Saussure a tenté de quantifier les
anagrammes, mais ses statistiques lui échappaient (comme si quelque
équation non linéaire intervenait). Il voyait des anagrammes partout,
même dans la prose latine, et commençait à se demander s'il n'avait pas
des hallucinations - ou si les anagrammes relevaient d'un processus
conscient naturel de la parole. Il abandonna le projet.
Je me pose la question: si ces données étaient digérées par un
ordinateur, parviendrions-nous à modéliser le langage en terme de
systèmes dynamiques complexes? Alors les grammaires ne seraient pas
innées, mais émergeraient du chaos comme des «ordres supérieurs»
évoluant spontanément - au sens de l'«évolution créatrice» de Prygogine.
Les grammaires pourraient être des «attracteurs étranges», comme le
motif caché qui est la «cause» de l'anagramme - des motifs qui sont
réels mais n'ayant d'«existence» que par la manifestation de
sous-motifs. Si le sens est insaisissable, c'est peut-être parce que la
conscience elle-même, et donc le langage, est fractale.
Je trouve cette théorie bien plus anarchiste que
l'antilinguistique ou la conception de Chomsky. Elle suggère que le
langage dépasse la représentation et la médiation, non parce qu'il est
inné, mais parce qu'il est chaos. Elle suggère que toutes les
expériences dadaïstes (Feyerabend qualifiait son école d'épistémologie
scientifique d'«anarchiste-dada»), la poésie sonore, le geste, les
cut-ups, les langages d'animaux etc. - tout cela concourrait non pas à
découvrir ou à détruire le sens, mais à le créer. Le nihilisme désigne
obscurément un langage créant «arbitrairement» du sens. La linguistique
approuve joyeusement, mais ajoute que le langage peut dépasser le
langage, que du déclin et de la confusion tyrannique de la sémantique,
il peut créer de la liberté.
Annexe II - hédonisme appliqué
La Bande à Bonnot était végétarienne, et ne buvait que de
l'eau. Ils eurent une mauvaise (quoique pittoresque) fin. La
consommation des légumes et de l'eau, qui sont en soi d'excellentes
choses - du pur zen - ne devraient pas être un martyre mais une
épiphanie. Le déni de soi comme praxis radicale, l'impulsion de
Leveller, un goût d'obscurité millénariste - et ce courant dans la
Gauche refleurit historiquement, comme le fondamentalisme néo-puritain
et les réactions moralisantes de notre décade. La Nouvelle Ascèse,
qu'elle soit pratiquée par des dingues de la santé anorexiques, des
sociologues-policiers aux lèvres pincées, des nihilistes-centre-ville
bon chic bon genre, des baptistes fascistes fait maison, des torpilles
socialistes, des Républicains anti-drogue... a dans tous les cas le même
moteur : le ressentiment.
Pour affronter l'anesthésie persiflante contemporaine, nous
érigerons une galerie de prédécesseurs, des héros qui continuent la
lutte contre la mauvaise conscience mais qui savent encore faire la
fête, une équipe génétique géniale, une catégorie rare et difficile à
définir, des grands esprits, pas seulement à la recherche de la Vérité,
mais de la vérité du plaisir, sérieux mais sachant boire, que leur
heureuse disposition ne rendent pas paresseux mais aigus, brillants mais
pas tourmentés. Imaginez un Nietzsche avec une bonne digestion. Pas les
Épicuriens tièdes ou les Sybarites bouffis. Une sorte d'hédonisme
spirituel, un actuel Chemin des Plaisirs, une vision de la bonne vie, à
la fois noble et possible, enracinée dans la magnifique sur-abondance de
la réalité.
Shaykh Abu Sa'id de Khorassan
Charles Fourier
Brillat-Savarin
Rabelais
Abu Nuwas
Abu Khan III
Raoul Vaneigem
Oscar Wilde
Omar Khayyam
Sir Richard Burton
Emma Goldman
ajoutez les vôtres ...
Annexe III - autres citations
1. Et pour nous, Il a prévu le travail
de chômeur perpétuel.
Après tout, s'Il avait voulu que nous travaillions,
Il n'aurait pas créé ce vin.
Avec une outre pleine, monsieur,
Vous précipiteriez-vous pour faire de l'économie?
Jalaloddin Rumi, Diwan-e Shams
2. Ici, avec une miche de pain sous la Branche, une bouteille de
vin, un livre de poésie - et Toi à mes côtés, chantant dans la Nature, -
Et la Nature qui est maintenant un Paradis.
Ah! mon aimée, remplis ma coupe qui libère l'aujourd'hui des
douleurs passées et des craintes futures - Demain? Oui, demain je
pourrais être moi-même avec les sept mille ans d'hier.
Ah! mon Amour, puissions-nous conspirer toi et moi avec le
Magicien pour capturer tout cet Ordre triste des choses, sans pourtant
le détruire - et le refaire alors selon le Désir du Coeur!
Omar FitzGerald
3. «L'histoire, le matérialisme, le monisme, le positivisme, et
tous les mots en «ismes» de ce monde sont des outils vieux et rouillés
dont je n'ai plus besoin et auquel je ne prête plus attention. Mon
principe c'est la vie, ma fin c'est la mort. Je veux vivre ma vie
intensément pour embrasser ma vie tragiquement. Vous attendez la
révolution? La mienne a commencé il y a longtemps! Quand vous serez
prêts (Mon Dieu, quelle attente sans fin!) je ferai volontiers un bout
de chemin avec vous. Mais quand vous vous arrêterez, je continuerai ma
voie folle et triomphale vers la grande et sublime conquête du néant!
Toute société que vous bâtirez aura ses limites. Et en dehors des
limites de toute société, les clochards héroïques et turbulents
erreront, avec leurs pensées vierges et sauvages - eux qui ne peuvent
vivre sans concevoir de toujours nouveaux et terribles éclatements de
rébellion! Je serai parmi eux! Et après moi, comme avant moi, il y aura
ceux qui disent à leurs frères: «Tournez-vous vers vous-mêmes plutôt que
vers vos Dieux ou vos idoles. Découvrez ce qui se cache en vous-mêmes;
ramenez-le à la lumière; montrez-vous!» Parce que toute personne qui,
cherchant dans sa propre intériorité, extrait ce qui y était caché
mystérieusement, est une ombre qui éclipse toute forme de société
pouvant exister sous le soleil! Toutes les sociétés tremblent quand
l'aristocratie méprisante des clochards, les inaccessibles, les uniques,
les maîtres de l'idéal et les conquérants du néant, avance résolument.
Avancez donc iconoclastes! En avant! "Déjà le ciel menaçant devient noir
et silencieux!"»
Renzo Novatore, Arcola Janvier 1920
4.La tirade du Pirate. Capitaine Bellamy
Daniel Defoe, sous le nom de plume de Capitaine Charles Johnson,
écrivit ce qui devait devenir le premier texte de référence historique
sur les pirates: «Histoire générale des pillages et des crimes de
Pyrates les plus fameux». Selon Patrick Pringle, dans Jolly Roger, le
recrutement des pirates se faisait surtout parmi les sans-emploi, les
esclaves et les criminels déportés. En haute mer, ils mirent le cap sur
un nivellement immédiat des inégalités de classe. Defoe raconte qu'un
pirate nommé Capitaine Bellamy tint ce discours au capitaine d'un navire
marchand qu'il avait capturé. Le capitaine venait de décliner son
invitation à se joindre aux pirates.
« ? Je regrette bien qu'ils ne vous rendent pas votre chaloupe,
car je déteste faire du tort à quelqu'un quand ce n'est pas mon
avantage. Maudite chaloupe, nous devons la couler, et vous devez en
avoir besoin. Quoique vous soyez un sale fouineur, comme tous ceux qui
acceptent d'être gouvernés par des lois faites par les riches pour
assurer leur propre sécurité, car ces petits peureux n'ont pas le
courage de défendre autrement ce qu'ils ont acquis par friponnerie; mais
soyez tous maudits: maudits soit cette bande de fieffés fripons, et
vous, le paquet de têtes-molles au coeur de femmelette, qui les servez.
Ils nous dénigrent, les escrocs nous dénigrent, alors qu'il n'y a qu'une
différence, ils volent les pauvres sous couvert de la loi, alors que
nous volons les riches sous la seule protection de notre courage. Ne
voyez-vous pas que vous feriez mieux d'être l'un des nôtres, plutôt que
de tourner autour de ces vilains pour du travail?
Quand le capitaine répondit que sa conscience ne le laisserait
pas briser les lois de Dieu et de l'homme, le pirate Bellamy reprit:
... Vous êtes un coquin à la conscience diabolique, je suis un
prince libre, et j'ai autant d'autorité pour faire la guerre dans le
monde entier que celui qui a une flotte de cent vaisseaux à la mer et
une armée de cent mille hommes sur le terrain. Voilà ce que me dit ma
conscience. Mais à quoi bon discuter avec des pantins pleurnichards qui
permettent à leurs supérieurs de les jeter par-dessus bord à coups de
pieds au cul, selon leur bon plaisir.»
5.Le Dîner
«La plus haute forme de la société humaine dans l'ordre social
existant se trouve dans les salons. Dans les réunions élégantes et
raffinées des classes aristocratiques il n'y a pas d'interférence
impertinente de la législation. L'Individualité de chacun est pleinement
admise. Les relations, alors, sont parfaitement libres. La conversation
est continue, brillante et variée. Les groupes se forment par
attraction. Ils se défont continuellement et se reforment par
l'opération de la même influence subtile et omniprésente. La déférence
mutuelle s'insinue dans toutes les classes, et la plus parfaite
harmonie, jamais atteinte dans les relations humaines complexes, se
réalise précisément dans des circonstances que les Législateurs et les
Politiciens redoutent comme les conditions d'une anarchie et confusion
inévitables. S'il y a des lois d'étiquette, ce ne sont que des
suggestions de principe, acceptées et appréciées par chaque individu
selon son propre esprit. Dans tout progrès futur de l'humanité, avec
tous les innombrables éléments de développement que l'on voit
actuellement, est-il concevable que la société en général, dans toutes
ses relations, ne puisse atteindre un niveau de perfection aussi élevé,
déjà atteint par certaines parties de la société, dans certaines
situations particulières? Imaginons que les relations de salon soient
régulées par des législations spécifiques. Fixons par décret le temps de
parole entre chaque homme et chaque femme; régulons précisément la
position dans laquelle chacun devra s'asseoir ou se tenir debout; les
sujets autorisés, le ton de parole et les gestes d'accompagnement avec
lesquels chaque sujet serait traité, seraient définis soigneusement,
tout cela sous le prétexte d'empêcher le désordre et de protéger les
droits et privilèges de chacun; pourrait-on concevoir quelque chose de
mieux calculé et de plus certain pour transformer les relations sociales
en un esclavage intolérable et une confusion sans espoir?»
S. Pearl Andrews, La Science de la Société
NOTES
1. Ranterish ... Les Ranters étaient une secte de protestants radicaux au XVIIe siècle, connus pour parler dans des langues étranges quand ils étaient possédés par le saint-esprit.
2. Jackboot ... Le jackboot est la botte que portaient les soldats nazis. En anglais le mot est devenu synonyme de fascisme et de dictature.
3. Up the pole & out the smokehole ...Référence au chamanisme, surtout sibérien, où le chaman dans un état d'extase grimpe le mât de bois qui sert de support central à la maison et sort sur le toit par le trou de la cheminée. Symboliquement c'est la façon de monter vers le monde des esprits.
4. IWW... The Industrials Workers of the World, union anarcho-syndicaliste, dont la constitution est un classique de la littérature révolutionnaire.(R)
5. H.D.Thoreau (1817-1862) est né et mort à Concord, Massachusetts.
6. Reality Hacking , Reality hacker... Le hacker est celui qui rentre illégalement dans les réseaux informatiques pour y prendre des données, les détruire, ou plus généralement pour accéder à l'information. Le terme peut aussi signifier un bricoleur inspiré des télécoms ou de l'informatique. Le Reality Hacking pousse cette idée plus loin en l'appliquant à la réalité elle-même. (voir Libres enfants du savoir numérique)
7. Luddite : Mouvement éphémère (1811-1816) des ouvriers anglais qui s'attaquèrent aux machines de l'industrie textile, et qui ne reconnaissaient comme Roi qu'un certain Ned Lud qui en 1779, avait détruit deux métiers à tisser. Lord Byron les défendit au Parlement et composa une ballade à leur gloire.Le terme, devenu synonyme d'«opposants au progrès», a été appliqué aux anti-nucléaristes et plus récemment aux anti-technologistes. Les Luddites avaient, en fait, une position beaucoup plus complexe et ne détruisaient que les machines produisant du travail de moindre qualité et s'opposaient à la montée d'une classe de petits exploitants.
8. Complot ...En anglais «plotting» signifie tracer une route sur une carte, mais aussi comploter.
9. Capitain
Misson... Dans un texte intitulé «Misère du lecteur de TAZ», en réponse à
un article (très critique) de John Zerzan, attribué faussement à Hakim
Bey, l'auteur revient sur certains détails de TAZ pour les corriger et
surtout pour expliquer ce qu'il considère comme un malentendu absolu
concernant la TAZ: «Ecrire sans que personne ne te lise véritablement
est déprimant.Se heurter à un mur de méfiance est tragique.Mais avoir
des lecteurs trop facilement influençables est la pire chose qui
soit.Ces lecteurs s'imaginent qu'il suffit de lire et de répéter comme
des perroquets les formules les plus étranges ; leur véritable désir est
en fait d'obéir à quelqu'un, de lire avec les yeux d'un autre, de se
soumettre à l'autorité du "maître". Fascisme de perroquet.»
D'autre part, le pseudo-Bey apporte une précision d'importance :
«TAZ comportait également une erreur historiographique qui, par effet
boule de neige, s'est transformée en erreur idéologique.Le capitaine
Misson n'est pas mort en défendant Libertalia; après la destruction de
la colonie, Misson, triste et déçu, voulut revenir en Europe et vivre à
l'écart du monde, mais aux abords des côtes de Guinée son bateau fit
naufrage au cours d'une tempête.Il n'y eut aucun survivant (cf. «The
Story of Misson and Libertalia retold by Larry Law», Spectacular Times,
1980). Ainsi, l'histoire de Libertalia est encore plus instructive - le
martyre la tenait à distance, en une sorte d'apologue exotique... Le
caractère temporaire de l'utopie pirate est également inconfort,
dépression, retraites déshonorantes, volonté de disparaître de la face
de la Terre (et même de la surface de la Terre)...Pourquoi croire que le
nomadisme psychique correspond à une "légèreté" qui ne peut exister
nulle part ? Pourquoi croire qu'on la doit prendre comme elle vient? Les
trendies de l'alam-i-ajsam [le monde des corps et de l'activité
manuelle] ont banalisé et détruit la TAZ, ils l'ont rendue trop facile
dans les mots et irréalisable dans les actes.C'est impardonnable.» Ce
texte a paru dans Hakim Bey (sic), A ruota libera, a cura di
Fabrizio P.Belletati, Castelvecchi, Roma, 1996, qui regroupe un certain
nombre d'essais postérieurs à la TAZ et ce faux, somme toute assez
convaincant.
10. « Indiens ... forêts »...Ce furent les derniers mots de H.D.Thoreau sur son lit de mort.(R)
11. La Grève de l'Art fut une initiative d'un groupe d'artistes anglais et américains qui commença à la fin des années quatre-vingt et culmina entre 1990 et 1993 au cours des «trois années sans Art» (cf. Art Strike Handbook, Sabotage éditions, London, 1989 et The Art Strike Papers, AKPress, Edimburg, 1991).Dans un article repris dans le volume cité note 8, Bey revient sur la grève de l'art et modifie sensiblement sa position: «Je voyais le slogan "Arrête de créer!" comme une injonction par trop chargée de Radiations Orgoniques Mortelles, une sorte de psychodrame de la Fin du Monde...Sans doute devrais-je revoir cette position: à y repenser, les fameuses "trois années sans art" ont été trois années de disparition, une guérilla-Zazen (la méditation d'un Bodhisattva guerrier...).» «Art Strike : appunti per un ripensamento», in A Ruota libera, cit., p.54-55.(R)
12. vonu... Disparition volontaire, généralement dans la campagne, propre à un mouvement populaire des années soixante-dix.
13. bolo'bolo... Bey revient en plusieurs endroits sur ce roman de P.M.décrivant une utopie non autoritaire, publié en anglais par Autonomedia, et en français à l’éclat.
14. Quelques essais d'Alfred Korzybski ont été rassemblés sous le titre Une carte n'est pas le territoire, dans cette même collection.